Au temps du roi Edouard
disparu…
— Imaginez-vous Sylvia et moi avec des tournures ! Mais comme elle était jolie ! Tous les hommes en étaient fous : les jeunes et les vieux. Quand elle faisait son entrée dans une salle de bal, tout le monde se précipitait autour d’elle…
— Autour de vous aussi, duchesse, rectifia miss Wace avec loyalisme.
— C’est vrai !… fit Lucie, qui n’appréciait guère le « aussi ». Nous sortions beaucoup ensemble. Quand je songe, dit-elle, revenant à son sujet, qu’elle a fini par lui jouer ce tour ! Qu’en pensez-vous, Wacey ?
— C’est un attentat contre l’amitié, tout simplement, décréta miss Wace.
— Ne dites pas de sottises ! fit Lucie, tournant sa colère contre Wacey. Si une femme de son âge peut séduire un jeune homme, elle en a bien le droit. (Non que ça me tente personnellement : il me semblerait que je manque de dignité.) Mais ces femmes, qui ont été des beautés pendant toute leur vie, elles ont du mal à mourir, vous savez, Wacey. Enfin, nous ne savons pas au juste ce qui s’est passé… Nous savons seulement qu’ils ne se voient plus, qu’elle est partie dans le Norfolk, et qu’il a l’air désemparé, le pauvre petit… J’ai appris que lord Roehampton avait demandé un poste de gouverneur en Australie – ou en Afrique – et qu’ils partiront aussitôt après le mariage de leur fille.
— Ah oui ! lady Margaret épouse lord Wexford dans la première semaine de novembre, je crois, murmura miss Wace avec délices. Saint George’s Hanover Square. Cela me fait penser que Viola arendez-vous jeudi pour essayer sa robe de demoiselle d’honneur.
— Eh bien, vous irez avec elle, Wacey ; je sais que vous aimez ce genre de choses, fabriquer des enfants, et tout le reste… Un mariage n’est qu’un prétexte à s’abandonner à l’indécence sous des dehors respectables. Oh ! vous n’avez pas besoin de baisser le nez ! Vous savez très bien que vous voudriez voir la nursery de Chevron remplie d’enfants. Quand vous assisterez au mariage de Sébastien dans la chapelle, vous penserez tout le temps à la nursery.
Miss Wace n’aimait pas beaucoup ce genre de plaisanteries, mais Lucie avait raison. Toute la population féminine de Chevron songeait perpétuellement au mariage de Sébastien et à ses conséquences. Miss Wace, Mme Wickenden, les femmes de chambre, les filles de cuisine, les filles d’office, les blanchisseuses, toutes aspiraient secrètement et voluptueusement au jour où les fiançailles de Sa Grâce seraient annoncées. Elles en parlaient entre elles, sans se rendre compte qu’en réalité chacune s’imaginait être la fiancée de Sa Grâce, se voyait devant l’autel, avec les lis dans les grands vases dorés, puis seule, à côté de Sébastien, dans un wagon de première classe, en route 1 pour l’Espagne ou pour l’Égypte, et enfin au Ritz, à Paris, au seuil de la nuit de noces. Leurs âmes simples ne songeaient qu’au mariage. Wacey et Mme Wickenden étaient mieux avisées et puisaient dans l’intrigue de Sébastien avec lady Roehampton une dangereuse, mais subtile émotion ; elles partageaient, néanmoins,les désirs ingénus du menu fretin, son goût du roman, son amour bien féminin des mariages, l’espoir d’un héritier.
Sébastien, ignorant l’agitation de cette fourmilière, poursuivait son chemin sans satisfaire aucune des espérances de sa mère et de ses serviteurs.
* * *
Il semblait fort improbable que Thérèse Spedding et Sébastien dussent jamais se rencontrer. La vie, telle que les romanciers la décrivent, ne permet pas de tels hasards. Mais, dans la réalité (et nous avons tous des raisons de le savoir), il en va tout autrement. Lady Roehampton avait eu raison de dire que les événements se succédaient d’une manière rapide et inattendue. Aujourd’hui, Sébastien ne souhaitait aucune aventure, ni amoureuse ni d’aucune sorte. S’il avait un désir, c’était qu’on le laissât seul, pour réfléchir. Mais c’était trop escompter d’un jeune homme aussi plein de charmes que de faiblesses. La vie se déroule en dehors de notre volonté et se révèle, en fin de compte, pleine de sagesse. Sans nul doute, Thérèse était indispensable au développement de Sébastien.
Sébastien, donc, descendant d’un cabriolet qui n’était pas encore complètement arrêté, manqua le trottoir et trébucha dans le ruisseau en se foulant la cheville. Il avait aperçu une marchande
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