Bombay, Maximum City
riches mais la vie des pauvres est passée sous silence. » Il a un autre titre en option : « Secrets de nouveau venu », mais je préfère le premier et le lui dis. Les autres – et dans ces autres je mets les habitants du Bombay dans lequel j’ai grandi – ignorent tout de ces vies parce qu’on ne leur en a jamais rien dit.
Babbanji a surtout faim de temps, de temps pour écrire. « Si j’avais le temps j’écrirais un livre par jour. Je compose au minimum cinq à six poèmes par jour. » La librairie est ouverte de huit heures du matin à huit heures du soir. En sortant du travail, il parcourt à pied le petit trajet jusqu’au bord de mer, près de Marine Drive, s’installe au pied de l’immeuble où vivent des gens qui ont acheté leur appartement deux millions cinq cent mille euros, contemple gratuitement la vue qui s’étend sous leurs fenêtres et se met à écrire. Maintenant qu’il a vu le soleil se coucher sur la mer d’Oman, jamais, il en est convaincu, il n’a vu de couchers de soleil au Bihar. « C’était très beau, très, très beau. Je me suis penché pour écrire et quand j’ai levé la tête, deux secondes plus tard, le soleil s’était couché. » Au crépuscule, autrefois, muni d’un papier et d’un crayon moi aussi j’allais m’asseoir sur les rochers derrière le Dariya Mahal pour assister à la jonction de la beauté immense avec la tristesse infinie, et, clignant des yeux, j’essayais de voir la ligne où l’incendie s’arrêtait, où l’eau prenait le dessus.
Atal Bihari Vajpayee est un des poètes préférés du jeune homme. Il a recopié dans son carnet un des poèmes du Premier ministre, « La peau du lait chaud », une allégorie sur la Partition autour d’une querelle entre deux frères. « Pour qui est-ce que j’écris ? se demande-t-il. Je voudrais que mes poèmes touchent le public de Bombay, je ne veux pas les garder pour moi. Il faudrait que les pauvres puissent les lire. Je ne les publierai pas dans des livres à cinq cents roupies. J’ai envie d’écrire pour une publication de l’Association d’aide au Bihar. » Il écrit pour dire aux Biharis ce qu’est Bombay, ce qu’est le trottoir.
À ses moments libres, Babbanji voyage à travers la ville pour observer les couchers de soleil et le dénuement. Il va sur les sites de catastrophes, dans cette zone par exemple où un immeuble s’est récemment écroulé, et il écrit un poème qu’il intitule « Les mains rougies des bâtisseurs ». Il m’entraîne dans le lacis des ruelles qui serpentent derrière Flora Fountain, domaine d’un groupe de revendeurs de drogue africains et de camés qui dorment et tractent sur place. Un matin que Babbanji passait dans le coin, il a été attiré par des mouvements de foule : la police s’apprêtait à charger les drogués couchés de part et d’autre de la rue. Des grappes de flics sautés à bas des camions leur tombaient dessus. Ceux qui en étaient capables prenaient la fuite, mais pas l’amputé des deux pieds qui claudiquait sur des béquilles. Les policiers le rattrapèrent facilement, brisèrent ses béquilles, le flanquèrent par terre en le frappant avec leurs lathis. Puis, devant la foule amassée, ils s’acharnèrent sur l’infirme, firent pleuvoir sur lui une grêle de coups qu’il tentait d’esquiver en se tordant par terre. Très ému, Babbanji composa un poème sur ce qu’il venait de voir, du point de vue du toxicomane.
Il a été à Santacruz, aussi, dans un bidonville où les gens vivent au-dessus d’un égout à ciel ouvert. Il avait pris le train, des gens s’étaient mis à chanter et il avait sorti trois roupies de sa poche pour qu’ils lui chantent Zindagi ka Safar . Descendu au même arrêt qu’eux, il avait continué à les suivre. La vue de l’égout qui charriait tous les types de plastique imaginables – sacs en plastique, bouteilles en plastique, bouts et morceaux de plastique divers détachés de l’entité qu’ils avaient constituée – lui rappela le projet qu’il avait présenté au concours de science, ce procédé pour changer le plastique en pétrole. « Alors j’ai pensé, mais quel trésor ! »
Il me recommande également d’aller voir le fossé de quelque cinq cents mètres de long creusé entre Bandra et Mahim et rempli d’une eau d’égout complètement noire. Il m’explique ainsi comment m’y rendre : « Tu verras une petite jungle, des immeubles et au-delà, sur
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