Bombay, Maximum City
en soie crème, avec sandales assorties. De temps à autre, il glisse une main sous son kurta et on entend un grattement : il desserre les attaches en Velcro du corset qu’il doit porter pour soulager son dos. Vers 1990, Thackeray a traversé une crise mystique qui a ravivé sa foi. Il a troqué ses costumes à l’occidentale contre un kurta et un lunghi, de préférence de couleur safran, et pris pour habitude de se passer autour du cou de longs chapelets de perles, les rudraksha malas {79} .
Il aime la chaleur, aussi la climatisation est-elle très basse. Je sens la sueur couler dans la petite rigole qui sépare mon nez de ma bouche. Le thé a les mêmes qualités que celui qu’on m’a déjà servi dans d’autres quartiers du Sena : d’une force à susciter une insurrection. Thackeray le boit si coupé de lait que cela donne un breuvage grisâtre. Il s’allume un cigare, fiché dans un fume-cigare. Un cohiba, d’après la bague. Puis il me demande si les gens fument, aux États-Unis, et je lui réponds qu’il y a un embargo sur les cigares cubains.
Il veut savoir pourquoi. J’essaie d’expliquer pendant que, l’air intrigué, il digère l’information.
« Bon, fait-il. Alors, mettons qu’une fille américaine se marie avec un garçon cubain, qu’est-ce qu’ils font ? Ils vivent ensemble depuis des années et après quoi ? On les oblige à se séparer ? »
Pas forcément, dis-je. Les gens peuvent entrer, mais pas leurs produits.
« C’est bien, ça, commente le Saheb. Bonne idée. »
Du coup, j’ai un peu peur de ce que j’ai peut-être enclenché sans le savoir.
Le Saheb se lance dans la belle histoire de sa jeunesse. Son père était professeur : « C’était un réformateur, un écrivain, un homme remarquable. » Sa mère aurait voulu que Bal entre dans la fonction publique, situation prestigieuse, à l’époque, mais le père avait d’autres visées. « Jamais mon fils ne sera employé de bureau. Je veux qu’il devienne artiste. » La parole paternelle avait bien sûr force de loi, et d’ailleurs « quand il donnait un ordre, on mouillait tous notre culotte ». Il acheta donc à son fils un bulbul-tara, un instrument à cordes. Mais Bal se révéla un piètre musicien. Il s’appliquait, mais « quand cette main-là travaillait, l’autre ne fichait plus rien, et quand l’autre travaillait, celle-là se reposait… » Fou de colère, le père coinça un jour la main de son fils dans les cordes et l’y maintint si brutalement que le sang commença à couler. « Je me suis mis à pleurer, alors il a crié : “Dehors ! Je ne veux plus te voir ! Tu n’apprendras jamais à jouer !” »
La Deuxième Guerre mondiale éclata à peu près au même moment. Bal aimait bien regarder les dessins humoristiques publiés à la une du Times of India . Son père s’en aperçut. Changeant son fusil d’épaule, il lui demanda d’exécuter tous les jours des croquis qu’il examinait en soirée. Ce faisant, Bal se familiarisa avec les grands affrontements politiques qui avaient lieu à Bombay, notamment ceux opposant les Gujeratis aux Marathes pour le contrôle de la ville. Les Marathes envisageaient d’en faire la capitale de l’État qu’ils ambitionnaient de créer. Attentif aux propos des partisans du mouvement Samyukta Maharashtra, qui se réunissaient à l’invitation de son père dans la maison de Dadar, Bal entama une carrière de caricaturiste au Free Press Journal . En 1960, il lança un hebdomadaire satirique très vite devenu l’un des organes des Fils de la Terre, selon le nom que se donnaient désormais les indépendantistes marathes. (En réalité la majeure partie de la « terre » de Bombay, qui pour l’essentiel s’étend entre les sept îles originelles, a été apportée par les Britanniques.)
La bataille pour Bombay se conclut par la victoire des Marathes sur les Gujeratis, et en 1960 les vainqueurs obtinrent et leur État et la ville. Cela ne mit pourtant pas un terme aux doléances que ses lecteurs adressaient à Bal : « On a le Maharashtra, on a Bombay, d’accord, mais l’emploi marathe, alors ? » L’un d’eux lui envoya un annuaire professionnel pour qu’il constate les choses par lui-même – « et à ma grande surprise, bonté divine, tous les cadres indiens là-dedans venaient des États du Sud. Il y avait des pages et des pages de Patel. Beaucoup de Shah, aussi. » Bal décida alors de créer une association d’aide
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