Bombay, Maximum City
à l’emploi qui fut au départ de son mouvement. Cette fois, les Marathes se battaient pour défendre le droit d’être dactylo. Ils réussirent à obtenir que quatre-vingts pour cent des emplois leur soient réservés, mais ce quota important ne portait que sur des postes subalternes de grouillots et d’employés de bureau. Bal comprit alors que « ça ne nous rendait pas justice. Tant qu’on n’aurait pas le pouvoir, on n’y arriverait pas ». En 1966, il se résolut donc à fonder un parti politique – mais à son corps défendant. Le Tigre estime en effet que tous les partis politiques, « y compris le Shiv Sena », sont responsables de ce panier de crabes qu’est devenue la ville. À cause essentiellement de la triste nécessité de gagner des suffrages, qu’il juge répugnante. « Pour empocher les votes il faut ruiner le pays, ruiner la ville ? C’est ça ? »
Aujourd’hui, le Shiv Sena est un parti établi, mais la question des emplois réservés aux Marathes est toujours au centre de ses priorités. En 1998, le gouvernement du Maharashtra a interdit l’ouverture d’une filiale de l’école Wharton à New Bombay, sous prétexte que le prestigieux institut de commerce refusait de réserver dix pour cent des places à des étudiants marathes. Bangalore et Hyderabad ont aussitôt présenté des offres ne comportant pas cette clause draconienne et Bombay a dû renoncer à cette école qui aurait pu lui donner un nouveau souffle.
Mon ami journaliste m’a confié qu’il avait été sidéré de découvrir, lors d’une réunion à laquelle assistait Bal Thackeray, que le Saheb n’avait aucune notion de la géographie du Maharashtra. Parti surtout influent à Bombay, le Sena est en train de perdre ses adhérents marathes. De nos jours, il est d’ailleurs abusif de parler de Bombay comme d’une ville marathe. À l’époque du Samyukta Maharashtra, sa population était à cinquante et un pour cent marathe. Les filatures, en particulier, employaient essentiellement des Marathes, mais avec le déclin de cette industrie les ouvriers ont dû aller trouver du travail ailleurs. Aujourd’hui les Marathes ne représentent que quarante-deux pour cent des Bombayites, contre dix-neuf pour cent de Gujeratis ; les autres sont musulmans, chrétiens, sikhs ou parsis, originaires du Sind, de l’Inde du Nord ou du Sud et de Dieu sait où encore. En juillet 2000, le Sena n’a pas nommé un seul Marathe au Rajya Sabha, la Chambre haute du Parlement, mais des Gujeratis, des Bengalis, des Parsis, des Indiens du Nord. Le parti s’efforce à l’heure actuelle d’élargir sa base à l’ensemble des hindous, car il sait qu’il ne peut plus uniquement compter sur le vote marathe pour se maintenir au pouvoir.
Je demande à Thackeray si Bombay est toujours une ville marathe. Il prend tout de suite un ton agressif. « Qu’est-ce que vous croyez ? Personne n’oserait séparer Bombay du Maharashtra. Nous restons vigilants. Tant que le Shiv Sena sera aux commandes, personne ne s’y risquera. » Manifestement, j’ai touché un nerf sensible. Le Saheb monte au créneau pour une question de place, pour déterminer qui a le droit de vivre à Bombay. Le Shiv Sena est avant tout un parti d’exclusion. Depuis les débuts il décrète que tel ou tel groupe n’a pas sa place à Bombay ; il s’en est d’abord pris aux Gujeratis, puis ce fut le tour des Indiens des États du Sud, des communistes, des dalits, et maintenant des musulmans. À l’instar des autres grandes villes indiennes, Bombay grouille de gens qui aimeraient savoir qui ils sont et croient que la réponse, lorsqu’ils l’auront trouvée, leur permettra de préciser également qui n’est pas comme eux. Thackeray et ses semblables abordent le problème à l’envers. Ils identifient d’abord les gens « pas comme eux », puis, procédant par élimination, définissent qui ils sont.
Le journaliste qui m’avait accompagné s’en va, me laissant en tête à tête avec le Saheb. Je lui demande à quoi est dû, selon lui, le pouvoir d’attraction de Bombay.
« Ici, le crime rapporte. Pas besoin de travailler pour gagner gros. Il y a le vol à la tire. Dans les trains, ça marche bien. » Ou les extorsions de fonds, qui sont une activité florissante. « Il suffit de décrocher le téléphone et de dire : “Cette somme il me la faut. Je vous envoie mon homme de confiance” » – pour que les gens terrorisés crachent au bassinet.
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