Bonaparte
à Lavalette, gardez le secret.
Le déjeuner est fort gai. Les troupes viennent d’enlever aux mameluks tout le butin qu’ils avaient pris à une caravane. Bonaparte décide que les soldats pourront vendre les marchandises à leur profit, dès le retour au Caire. Tous les convives ont le sourire lorsque, au milieu du repas, il annonce paisiblement :
— Eh bien, vous vous trouvez bien dans ce pays, cela est heureux car nous n’avons plus de flotte pour nous ramener en Europe...
La consternation est générale et chacun repousse son assiette, tandis que Bonaparte essaye de rendre moins dramatique la situation :
— Eh bien, nous voilà dans l’obligation de faire de grandes choses ! Nous les ferons ! De fonder un grand empire. Nous le fonderons ! Des mers dont nous ne sommes pas maîtres nous séparent de la patrie, mais aucune mer ne nous sépare ni de l’Afrique ni de l’Asie. Nous sommes nombreux, nous ne manquerons pas d’hommes pour recruter nos cadres. Nous ne manquerons pas de munitions de guerre, nous en aurons beaucoup ; au besoin, Champ et Conté nous en fabriqueront.
Sans doute a-t-on perdu les vaisseaux de ligne, mais les bateaux de transport se trouvent toujours dans le port d’Alexandrie. Et puis, la flotte française de l’Atlantique ne se portera-t-elle pas à leur secours ? Que le désastre d’Aboukir ne leur fasse pas oublier les victoires remportées par l’Armée ! Paris recevra en même temps les deux nouvelles et les noms prestigieux des Pyramides, du Caire et du Nil sauront éclipser celui d’Aboukir qui ne dit rien à personne.
Seul avec Bourrienne, Bonaparte ne dissimule pas son découragement. Son ami le raisonne : le malheur est grand sans doute, mais il eût été bien plus grand si Nelson avait rencontré la flotte à Malte, ou s’il l’eût attendue vingt-quatre heures devant Alexandrie ou en pleine mer :
— Tout était alors perdu sans ressources. Puisque nous sommes bloqués ici, il faut nous suffire à nous-mêmes. Il y a des vivres et de l’argent. Attendons l’avenir, et ce que fera le Directoire.
— Pour votre Directoire, interrompt vivement Bonaparte, c’est un tas de j... f... Ils m’envient et me haïssent, ils me laisseront périr ici. Et puis, ne voyez-vous pas toutes ces figures ? C’est à qui ne restera pas !
C’est à qui ne restera pas ?
Mais que pouvaient-ils faire ? Bonaparte et ceux qu’il avait entraînés dans cette folle aventure, se trouvaient prisonniers de leur conquête – d’une conquête qui était d’ailleurs bien loin d’être accomplie.
XI
LE SULTAN EL KEBIR
La supériorité de Mahomet est d’avoir fondé une religion en se passant de l’enfer.
N APOLÉON .
IL est aujourd’hui quasi impossible à l’occidental de demeurer longtemps à flâner dans le sud de l’Égypte à travers les « rues » d’Assouan ou d’Edfou. L’odeur y est à tomber et l’écoeurement monte à la gorge. Seuls les nauséeux quartiers des tanneurs de Fez ou de Marrakech peuvent leur être comparés. Assurément Le Caire – lorsque l’on quittait les palais d’albâtre et de marbre – devait, du temps de Bonaparte, être tout aussi peu fréquentable...
« Entré au Caire, qu’y trouvez-vous ? nous dit le chef de bataillon Detroye. Des rues étroites, non pavées et sales, des maisons en ruine et d’un aspect sombre, des bâtiments publics comme des donjons, des boutiques comme des étables... une atmosphère chargée de poussière et de saleté, des hommes aveugles, des hommes à demi aveugles, des hommes barbus ; quelques femmes du peuple, hideuses et dégoûtantes, cachant une figure décharnée sous des haillons puants et montrant une gorge pendante à travers les déchirures de leurs vêtements ; des enfants jaunes et malingres, couverts de suppuration et rongés par les mouches ; une insupportable odeur résultant de la saleté des maisons, de l’agitation de la poussière et des fritures de mauvaise huile dans des bazars non aérés. Pénétrez, après cette course, dans la maison que vous habitez. Nulle distribution commode, nul appartement agréable. Les mouches, les moucherons, mille insectes vous attendent, pour s’emparer de vous pendant la nuit. Trempé de sueur, épuisé de fatigue, vous passez dans les démangeaisons et les ébullitions le temps consacré au repos. Vous vous levez dans le plus grand malaise, l’oeil gros, l’estomac affaibli, la bouche mauvaise et la peau couverte de boutons ou plutôt
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