Bonaparte
fourrées de zibeline ou dans des vestes brodées d’or. »
Au Caire – immense cité dont la superficie est plus grande que celle de Paris –, c’est la consternation. Mourad et Ibrahim se sont enfuis, tandis que le pacha Abou-Bekr, pâle représentant du sultan de Constantinople, suit leur exemple. Aussi les cheiks arabes et les Ulémas décident-ils de capituler et, le 24 juillet, Bonaparte fait son entrée dans la ville. Il est à cheval, ayant à son côté le général Kléber, splendide soldat aux formes athlétiques, et qui attire bien davantage l’admiration des Arabes que le petit général au teint jaune et à l’allure chétive. Il établit son quartier général dans la maison de Mourad-Bey.
Le Caire le déçoit quelque peu. Que le voilà loin du décor des Mille et Une Nuits qu’il croyait trouver dans la fameuse cité ! « Il est difficile, écrit-il au Directoire, de voir une terre plus fertile – c’est, bien entendu, de l’étroite vallée dont il parle – et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. » Pour lui, les trois cent mille habitants du Caire forment la « plus vilaine populace du monde ».
Il devrait être tout à la joie de sa victoire, mais, à son frère Joseph, il trace ces lignes désabusées : « Je peux être en France dans deux mois, je te recommande mes intérêts. J’ai beaucoup de chagrin domestique, car le voile est entièrement déchiré. Toi seul me restes sur la terre. Ton amitié m’est bien chère. Il ne me reste plus pour devenir misanthrope qu’à la perdre et à te voir me trahir... C’est une triste position que d’avoir à la fois tous les sentiments pour une même personne dans un même coeur... Tu m’entends... Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne. Je compte y passer l’hiver et m’y enfermer. Je suis ennuyé de la nature humaine. J’ai besoin de solitude et d’isolement. Les grandeurs m’ennuient. Le sentiment est desséché. La gloire est fade. À vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé, il ne me reste plus qu’à devenir bien vraiment égoïste. Je compte garder ma maison. Jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n’ai plus de quoi vivre. Adieu, mon unique ami, je n’ai jamais été injuste envers toi. Tu me dois cette justice, malgré le désir de mon coeur de l’être !... Tu m’entends ! Embrasse ta femme. »
Ces deux lettres, celle d’Eugène et celle de Bonaparte à son frère – ainsi que tout le courrier de l’armée d’Orient –, seront interceptées par Nelson, expédiées à Londres et, peu élégamment, publiées en anglais et en français, le 24 novembre, par le Morning Chronicle.
Pour ne plus penser à l’infidèle, Bonaparte se grise de travail. Il commence par organiser l’Égypte et, ici comme en Italie, les ordres pleuvent... Au général Zajonchek, gouverneur de la province de Menouf : « Vous avez dû recevoir hier les ordres pour l’organisation de votre province. Il faut que vous traitiez les Turcs avec la plus grande sévérité ; tous les jours, ici, je fais couper trois têtes et les promener dans Le Caire, c’est le seul moyen de venir à bout de ces gens-ci. »
Le lendemain, 31 juillet, ce n’est plus trois prisonniers, mais « cinq ou six » qu’il donne l’ordre de décapiter, ainsi qu’il le précise au général Menou : « Les Turcs ne peuvent se conduire que par la plus grande sévérité. Tous les jours, je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Caire. Nous avons dû les ménager jusqu’à présent pour détruire cette réputation de terreur qui nous précédait. Aujourd’hui, au contraire, il faut prendre le ton qui convient pour que les peuples obéissent. Et obéir, pour eux, c’est craindre. »
Le 8 août, il quitte Le Caire pour Belbeïs à la poursuite d’Ibrahim-Bey. En chemin, il croise la caravane pour La Mecque ; les pèlerins l’appellent « le roi de France ». Le matin du 14 août, à Belbeïs, au nord du désert du Sinaï, un paysan tend à Lavalette une lettre que lui avait remise un officier français venu d’Alexandrie, et dont le cheval épuisé ne pouvait plus avancer. L’aide de camp pâlit en jetant les yeux sur le billet : c’est la nouvelle du désastre d’Aboukir : toute la flotte française, à l’ancre, surprise par Nelson, a été détruite ou capturée. Bonaparte lut à son tour le billet avant de passer à table...
— Vous savez ce qu’il contient, déclare-t-il
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