Bonaparte
tenir. J’y vois clair, citoyen Directeur, fiez-vous à moi : ce n’est pas moi qu’on attaque. S’il y a eu conspiration, depuis -le temps qu’on en parle, on en aurait eu la preuve sur la place de la Révolution ou la plaine de Grenelle.
Gohier sourit et veut tranquilliser Joséphine, qui prend avec adresse une mine effarouchée :
— Le ministre parle en homme qui sait son affaire. Dire ces choses-là devant nous, Citoyenne, c’est prouver qu’il n’y a pas lieu de les faire ; faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là ; dormez tranquille !
La conspiration est maintenant bien en marche. Comment procéderait-on ? À l’aide de plusieurs députés mis dans le complot par Lucien, on ferait croire aux deux Assemblées que les Parisiens préparaient un coup de main. Afin de pouvoir délibérer dans le calme, les Anciens et les Cinq-Cents, tout en confiant à Bonaparte le soin de les protéger, voteraient leur transfert à Saint-Cloud. Là, on s’arrangerait pour donner le croc-en-jambe au régime. Seuls, ainsi qu’il avait été prévu dès le début de l’affaire, deux des Directeurs feraient partie du nouveau pouvoir : Sieyès et Roger Ducos. Gohier, on l’espérait, entrerait grâce à Joséphine, et in extremis, dans le complot. On se désintéresserait de l’insignifiant général Moulins. Quant à Barras, une somme d’argent importante ferait assurément taire ses scrupules.
Cela paraissait très facile à première vue, mais à la réflexion, l’opération s’avérait hérissée de difficultés et d’inconnues. Les Directeurs qui ne se succéderaient pas, accepteraient-ils aussi facilement de se laisser détrôner ? Sans doute Barras n’avait-il point de conscience et on lui faciliterait bien les choses, mais ne se raccrocherait-il pas au pouvoir ? Tout était à craindre !
Et lui ?
Peut-être Bonaparte paraissait-il « simple comme quelqu’un qui peut prétendre à tout », dira Mme Reinhard, mais n’était-ce point là une attitude ? En réalité, au fur et à mesure que la date approchait, il se sentait « angoissé » plus qu’à la veille d’une bataille...
Afin de prendre le pouls des députés et, comme le dira Napoléon, « de leur laisser le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je puis faire avec eux », Lucien eut l’idée de mettre tout le monde en présence et de faire offrir par le Conseil des Anciens un banquet par souscription en l’honneur de Bonaparte. Deux cent cinquante personnalités politiques – dont les cinq rois de la chancelante république – acceptèrent de payer trente francs pour aller, le 6 novembre – 15 brumaire – par une pluie fine qui ne cessa de tomber, prendre place devant une immense table en fer à cheval installée dans la glaciale église « Sulpice » – transformée par la Révolution en temple de la Victoire. Bizarre festin ! Tout en claquant des dents – de froid et de peur – chacun regarde son voisin avec inquiétude et méfiance. « Je n’ai jamais vu, racontera Lavalette, d’assemblée plus silencieuse et où les convives montrassent moins de confiance et de gaieté. À peine parlait-on à son voisin et ceux qui étaient dans la confidence du complot, aimaient mieux se taire que de hasarder des conversations dangereuses avec des voisins qui pouvaient n’être pas dans le secret. » Bonaparte a « si peu de confiance dans le gouvernement, ou plutôt tant de défiance contre lui » qu’il a, sans nullement se cacher, fait apporter un pain et une demi-bouteille de vin. Après avoir avalé ce repas de Spartiate, suivi de Berthier et de Bourrienne, il fait le tour des tables, adressant aux uns des paroles flatteuses, aux autres une phrase insignifiante. Au bout d’un quart d’heure, ses compagnons l’entendent murmurer :
— Je m’ennuie, allons-nous-en.
Dehors, il fait de plus en plus froid ; il tombe même du grésil.
Les Jacobins -— surtout leur épée, le général Jourdan – commencent à s’agiter. Bonaparte va-t-il prendre le pouvoir sans leur aide ? Pourquoi ne ferait-il pas le « coup » avec eux ? Jourdan l’expliquait : il voulait se présenter chez Bonaparte et lui déclarer que ses amis étaient disposés à placer le vainqueur d’Italie à la tête du pouvoir exécutif, « pourvu, spécifiait-il, que le gouvernement représentatif et la liberté fussent garantis par de bonnes institutions ». Quelques farouches jacobins, dont Augereau, s’étaient
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