Bonaparte
fait assez pour que l’on parle longtemps et partout de vous.
— Ah ! bien oui, assez fait ! Vous êtes bon ! J’ai conquis, il est vrai, en moins de deux ans, Le Caire, Paris et Milan ; eh bien, mon cher, si je mourais demain, je n’aurais pas, après dix siècles, une demi-page dans une histoire générale.
Il traverse Dijon dans un « délire de joie ». Deux jours auparavant, il avait écrit à Lucien : « J’arriverai à Paris à l’improviste. Mon intention est de n’avoir ni arcs de triomphe, ni aucune espèce de cérémonie. J’ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. Je ne connais pas d’autres triomphes que la satisfaction publique. »
Cette satisfaction se manifestera au-delà de toutes ses espérances lorsque, le matin du 3 juillet, le canon annoncera aux Parisiens que le vainqueur a regagné les Tuileries dans la nuit. Aussitôt la foule se précipite. C’est une véritable mer humaine qui vient battre le château. On réclame le Premier consul. Il paraît au balcon tandis que la musique de la garde éclate. De longs cris d’enthousiasme montent vers lui. Soudain, il prend le bras de Bourrienne :
— Entendez-vous ? Eh bien, ces acclamations sont aussi douces à mon coeur que la voix de Joséphine.
Sa joie pourrait cependant être plus entière. Elle a été ternie en apprenant que, déjà, le croyant tué au combat, des plans avaient été échafaudés pour sa succession :
— Eh bien, on m’a cru perdu, et on voulait essayer encore du Comité de Salut public !... Je sais tout !... Et c’étaient des hommes que j’ai sauvés, que j’ai épargnés ! Me croient-ils un Louis XVI ? Qu’ils osent et ils verront ! Qu’on ne s’y trompe plus : une bataille perdue est pour moi une bataille gagnée... Je ne crains rien ; je ferai rentrer tous ces ingrats, tous ces traîtres dans la poussière... Je saurai bien sauver la France en dépit des factieux et des brouillons...
Le ton n’est plus celui de Bonaparte : c’est déjà, celui de l’Empereur.
Avec Cambacérès, la conversation sur ce sujet revêt un tour plus calme :
— N’avez-vous pas été embarrassé dans l’intervalle qui s’est écoulé entre les premières nouvelles de Marengo et l’annonce officielle de la victoire ?
— J’ai eu de vives inquiétudes et peu d’embarras, répondit placidement Cambacérès.
— Comment donc ? Et si j’avais été tué ?
— J’aurais considéré le malheur comme irréparable. Après avoir cédé à une juste douleur, je me serais occupé de donner au gouvernement de la République un autre chef. N’ayant pas la prétention de vous succéder, j’aurais eu toute liberté dans ma manière d’agir. >
— Qu’auriez-vous fait ?
— Sur le compte rendu au Sénat de votre mort, je lui aurais proposé de nommer votre frère Joseph Premier consul. En France, on tient aux noms. Joseph est, dit-on, d’un caractère accommodant. Je me serais flatté d’avoir de l’influence sur lui et qu’il continuerait votre ouvrage. En procédant ainsi, le public aurait appris à la fois que le Premier consul n’existait plus et qu’il avait un successeur.
— Je sais, conclut Bonaparte en souriant, que vous êtes homme de ressource.
Ainsi, sans le vouloir, avait-il créé déjà une dynastie.
Deux jours plus tard, sous un clair soleil de messidor, tout Paris se porte au Carrousel pour la parade maintenant traditionnelle du Quintidi. Derrière un mameluk tenant un arc à la main, Bonaparte apparaît à midi précis, sous le porche du château. Une gigantesque ovation s’élève vers lui. Simplement vêtu de son habit gris, il monte un cheval blanc caparaçonné de velours nacarat. Derrière lui, c’est une cohue scintillante d’aides de camp empanachés et dorés. « Aucun de ses portraits n’est ressemblant, dira Charles Nodier qui le vit dans cette gloire ; il est impossible de saisir le caractère de sa figure, mais sa physionomie terrasse... Il a le visage très long, le teint d’un gris de pierre, les yeux fort enfoncés... »
Il fait beau — 18° à midi – et dans le ciel bleu passent quelques nuages. Bonaparte va se placer, selon l’usage consacré depuis ventôse, face au château, à l’endroit où s’élève aujourd’hui le petit arc de triomphe. Tandis que la musique militaire fait entendre ses marches lentes et solennelles, les troupes défilent, symphonie d’habits bleus, de buffleteries jaunes, d’épaulettes rouges, de jambes
Weitere Kostenlose Bücher