Bonaparte
aucun signe d’approbation ou d’improbation. Il paraît très attentif, et ne parle à personne de sa suite, qui se tient respectueusement debout derrière son fauteuil. Le parterre le reçoit chaque fois avec des acclamations bruyantes, mais du reste ne paraît pas s’inquiéter de lui, et ne se laisse pas enlever le droit de siffler et de faire du tapage. J’ai vu même qu’une nouvelle pièce, dont Bonaparte était venu voir la première représentation, ne put être jouée jusqu’à la fin. Il reste fort tranquille pendant tous ces excès, se souvenant sans doute que les Parisiens, comme les Romains, sont satisfaits pourvu qu’on leur assure Panem et Circenses. »
Pour assister au comportement du maître de la France lorsqu’il reçoit au château des Tuileries, il faùt retrouver Reichardt : « Bien que l’heure fixée pour la présentation fût à trois heures, dit-il, on nous fit cependant attendre jusqu’à quatre heures passées. Pour nous occuper, on faisait incessamment circuler des plateaux chargés de café égyptien, de chocolat ou de vin d’Espagne. Le personnel domestique a belle apparence dans sa livrée verte à larges broderies d’or. Un petit préfet du palais, vêtu d’un uniforme noir brodé et portant sous le bras un immense chapeau gansé d’argent, ne cessait d’aller d’une porte à l’autre pour se renseigner sur le moment où il conviendrait de nous laisser monter.
« Les portes s’ouvrirent enfin, et une bousculade incroyable nous amena au pied de l’escalier, sur lequel se tenaient, superbes d’immobilité, des gardes qui présentaient les armes. À l’étage supérieur, le cortège défila entre deux haies de laquais, richement chamarrés... Arrivés dans la salle d’audience proprement dite, les ministres des différentes puissances se rangèrent, ayant derrière eux leurs nationaux placés par ordre de préséance... Par suite du protocole établi, le prince de Bade, voyageant incognito sous le nom de comte d’Eberstein, se trouvait placé au bout de la salle, mais le malin Bonaparte sut néanmoins rendre à chacun son dû, tout en respectant l’ordre établi : il commença simplement sa tournée dans le sens inverse... »
On annonça l’ambassadeur d’Angleterre – lord Whitworth – venu présenter ce jour-là ses lettres de créance. Bonaparte abandonna aussitôt sa mine enjouée. Le diplomate prononça un assez long discours auquel Bonaparte répondit en quelques mots et termina par un salut « poli et froid » à la suite duquel le ministre vint reprendre sa place en avant de ses nationaux.
Reichardt verra encore Napoléon sortir de la chapelle « saluant de la tête et souriant, tout comme faisait le roi à Versailles... »
« Aucune des gravures que j’ai vues de lui en Allemagne ou en France, ne lui ressemble parfaitement, et la plupart ne lui ressemblent pas du tout, remarquera de son côté l’Allemand Kotzebue, qui fut reçu, lui aussi, aux Tuileries. Le fameux tableau de David est du nombre de ces derniers. Isabey est celui qui a le mieux saisi sa ressemblance. Il l’a peint en pied. On a fait une très bonne gravure d’après ce dessin. Mais ce qui paraît lui ressembler plus encore, c’est son effigie sur les nouvelles pièces de cinq francs de l’an XII. Chaque fois que j’en vois une, le Consul est tout vivant devant moi. Depuis quelque temps, il a pris de l’embonpoint, ce qui ne sied pas à un homme tel que Bonaparte. Car on est si habitué à se le peindre tout génie, que l’imagination ne lui permet absolument pas plus d’enveloppe matérielle qu’il n’en faut pour être l’instrument de l’esprit. Son profil est celui d’un ancien Romain, sérieux, noble, expressif. S’il se taisait toujours, ce sérieux aurait quelque chose de froid et de cet air sévère qui effraie. Mais dès qu’il parle, un sourire bienveillant donne à sa bouche un contour gracieux et inspire la confiance... Il parla avec beaucoup d’esprit, d’aisance et de facilité sur toutes sortes de sujets, et lorsqu’il s’approcha de moi pour la seconde fois, il fut encore question de théâtre. Il gratifia les Allemands de l’épithète de « mélancoliques », trouva que les drames « touchants » empiétaient un peu trop sur le domaine de la tragédie française et qu’il n’aimait pas à pleurer. »
— Comment plaît notre Opéra, demande-t-il à un visiteur étranger ?
— Je voudrais le voir souvent, répond celui-ci, mais en me
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