Bonaparte
française en dépit de leurs noms germaniques, le comte de Choulot, le chevalier de Roesch, maire de Rhinau, et le marquis de Thumery.
Lamothe s’installa à l’auberge du Soleil et, selon son habitude fit bavarder le propriétaire. Celui-ci prononça à l’allemande le nom du marquis de Thumery : dans sa bouche le t devint un d, la dernière syllabe se transforma en riey, et le maréchal des Logis comprit Dumourvez. De même, dans son rapport, le gendarme métamorphosa le nom du lieutenant Schmidt en celui de Smith. Avant de regagner la France, Lamothe prit le chemin d’Offenburg, petite ville située seulement à cinq lieues de Strasbourg, où vivaient les principaux chefs de l’armée de Condé : les généraux la Saullaye, Maurois, Mellet, Vauborel et Fumel. On attendait encore d’un jour à l’autre l’arrivée du général-comte de Lanans, ex-colonel du régiment d’Enghien. Personne ne prenait vraiment au sérieux ces « bavards inoffensifs qui croyaient naïvement jouer un rôle sur l’échiquier européen ».
Personne... sauf notre gendarme !
Lorsque, le 8 mars, le rapport parvient aux Tuileries, Bonaparte entre dans une effroyable colère. Ainsi, Dumouriez, ce traître à la République, ce déserteur passé à l’ennemi, a rejoint le duc d’Enghien ! Smith, le fameux Spencer Smith sans doute, l’agent anglais de Stuttgart, se trouve lui aussi à Ettenheim ! À deux pas de là, à Offenburg, les chefs se concentrent ! Tel un ours en cage, le Premier consul va d’un mur à l’autre de son cabinet :
— Suis-je donc un chien qu’on peut assommer dans la rue, tandis que mes meurtriers sont des êtres sacrés ? On m’attaque au corps... Je rendrai guerre pour guerre... Je saurai punir les complots : la tête du coupable m’en fera justice !
Ce soir-là, Bonaparte n’a cependant encore pris aucune décision, mais il en sera autrement le lendemain – 9 mars – lorsqu’il apprendra que Cadoudal a confirmé les dires de Bouvet. Selon Léridant, le « prince » est déjà venu à plusieurs reprises à Paris donner des instructions à Georges. Accueilli avec un grand respect, c’est un homme d’environ trente-cinq ans, la taille mince, les cheveux blonds, la mise élégante.
C’est un prince, en effet... mais il s’agit du prince de Polignac !
Les dires de Léridant paraissent d’autant plus vraisemblables que l’on raconte alors dans toute l’Europe que le duc d’Enghien traverse fréquemment le Rhin pour se rendre à Strasbourg. Cette fois la colère de Bonaparte est sans bornes :
— Les Bourbons croient qu’on peut verser mon sang comme celui des plus vils animaux ! Mon sang cependant vaut bien le leur ! Je vais leur rendre la terreur qu’ils veulent m’inspirer. Je pardonne à Moreau sa faiblesse et l’entraînement d’une sotte jalousie, mais je ferai impitoyablement fusiller le premier de ces princes qui tombera sous ma main... Je leur apprendrai à quel homme ils ont affaire...
— Je pense que si un personnage tel qu’un membre de la famille des Bourbons était en votre pouvoir, la rigueur n’irait pas à ce point ? insinue Cambacérès.
— Que dites-vous, monsieur ? Sachez que je ne veux pas ménager ceux qui m’envoient des assassins.
Le lendemain, 10 mars, le Premier consul réunit son conseil aux Tuileries : Cambacérès, Lebrun, Réal, Murat, le grand juge Régnier, Fouché et Talleyrand. Ces deux derniers vont tout faire – et ce ne sera guère difficile – pour pousser Bonaparte à creuser l’irréparable entre la France d’hier et la France impériale de demain. Ainsi, le futur empereur, qui n’a pas trempé dans la Révolution, deviendra le complice des conventionnels. Le calcul est juste, et Bonaparte, sans tarder, leur en fournit la preuve en lançant au demi-régicide Cambacérès, qui estime qu’avant de violer une frontière on pourrait peut-être prendre des renseignements complémentaires :
— Vous êtes bien avare, aujourd’hui, du sang des Bourbons !
Mais Cambacérès ne se considère point comme battu. Le conseil terminé, il suit Bonaparte dans son cabinet et lui représente « avec plus de force encore les conséquences de l’acte qu’il va commettre ». Le second consul parle du droit des gens violé, du sang des rois versé, de l’Europe entière qui, à la suite du rapt que l’on prépare pourrait se soulever contre la France :
— Jusque-là étranger à tous les crimes de la Révolution, vous allez nous imiter.
—
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