Bonaparte
le bien du peuple exige la condamnation d’un innocent.
N APOLÉON .
B OUVET DE L OZIER – il parlait maintenant d’abondance – avait annoncé, lui aussi, que les conjurés, avant d’agir, attendaient l’arrivée d’un prince de la famille des Bourbons. Aussi le conseiller d’État Réal avait-il déjà fait demander au citoyen Shée, préfet du Bas-Rhin, si le duc d’Enghien – selon lui chef des émigrés réfugiés en pays de Bade – se trouvait bien à Ettenheim, petit village situé non loin de la rive droite du Rhin. « Les informations que vous ferez prendre, recommandait le chef de la Police, doivent être promptes et sûres. Dans le cas où le duc ne serait plus dans cette ville, vous m’en informeriez sur-le-champ. »
Le préfet avait désigné un sous-officier de gendarmerie, le maréchal des logis Lamothe, qui parlait parfaitement l’allemand et l’avait chargé de mener une rapide enquête. Le 4 mars, Lamothe traversa le fleuve et se rendit tout d’abord à l’auberge du village de Kassel, proche d’Ettenheim, où il s’attabla en compagnie du maître de poste. Sans se faire prier, et le vin aidant, l’Allemand raconta ce qu’il savait...
Depuis la paix de Lunéville, le prince Louis-Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, l’un des chefs de l’armée des émigrés, celui que les soldats républicains avaient surnommé le Duc-va-de-bon-coeur, demeurait en effet à Ettenheim. Il y avait été conduit par l’amour. Là vivait chez son oncle, le fameux cardinal de Rohan, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort, que le duc d’Enghien aimait depuis 1794, année où elle avait soigné son cousin à Ettenheim, lors d’une grave maladie. Les Rohan se trouvaient là un peu chez eux : jusqu’en 1801, Ettenheim avait fait partie des États appartenant à l’évêché de Strasbourg. Depuis, le territoire avait été attribué au margrave de Rade, devenu Grand Électeur. Le cardinal Collier s’était éteint en 1803, mais sa nièce et héritière avait été autorisée à demeurer dans la petite ville, où le duc d’Enghien vint résider définitivement. Le vieux prince de Condé, bien qu’il ait lui-même épousé une princesse de la maison de Rohan – la fille du maréchal de Soubise – jugea que son petit-fils ferait une mésalliance en se mariant avec la princesse Charlotte, et refusa de donner son consentement au mariage.
Enghien s’était-il incliné ? Avait-il passé outre, ainsi que certains historiens l’ont affirmé ? Mme Rernardine Melchior-Ronnet, l’excellente biographe du duc d’Enghien, estime avec sagesse que la note laissée par un ami du prince – le baron de Roesch – ne suffit pas pour faire admettre le mariage. Jamais les deux prétendus témoins de cette cérémonie secrète n’y ont fait la moindre allusion : l’acte n’a pas été retrouvé ; le prince de Condé et le duc de Bourbon, aussi bien que les deux principaux intéressés, n’ont jamais avoué l’existence de cette union.
Quoi qu’il en soit, les deux jeunes gens s’aimaient avec passion, et il serait puéril de nier que Charlotte ait été la maîtresse de Louis-Antoine. Sans doute demeuraient-ils dans deux maisons voisines, mais, le soir, lorsque le duc ne se rendait pas chez la princesse, celle-ci venait recevoir chez le prince les quelques Français qui résidaient à Ettenheim.
De quelle manière le duc d’Enghien passait-il ses journées ? Il chassait presque tous les jours, mais il évitait de longer le Rhin. Bien souvent, les habitants de Kassel le voyaient passer, suivi de deux ou trois domestiques et de ses chiens.
Muni de ces premiers renseignements, le maréchal des logis poursuivit sa route vers Ettenheim. Bientôt, la petite ville de trois mille âmes, adossée aux premiers contreforts de la Forêt-Noire, apparut au milieu des vignobles. C’était à deux pas de l’église, dont le clocher pointu dominait les petites maisons aux toits rouges, que demeurait le prince. Le logis, dont la façade percée de neuf fenêtres regardait la Rohanstrasse était modeste. Derrière l’habitation, un grand jardin s’étendait jusqu’à la campagne. Le prince couchait au premier étage. La salle commune occupait presque tout le rez-de-chaussée. C’est là que, le soir, se réunissaient les émigrés demeurant à Ettenheim et qui étaient, presque tous, d’anciens officiers de l’armée de Condé : le baron de Grunstein, le lieutenant Schmidt, de nationalité
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