Bonaparte
La mort du duc d’Enghien, répond Bonaparte, ne sera aux yeux du monde qu’une juste représaille de ce qu’on tentait contre moi-même. Il faut bien apprendre à la maison de Bourbon que les coups qu’elle dirige sur les autres peuvent retomber sur elle-même ! La mort, c’est le seul moyen de la forcer à renoncer à ses abominables entreprises !
Puis il répète l’argument mis en avant par Talleyrand :
— Lorsqu’on est aussi avancé, il n’est plus possible de reculer !
Ce même soir, Méneval trouve Bonaparte penché sur une vaste table d’acajou éclairée par des flambeaux. Une grande carte de la région rhénane s’y trouve étalée. Le Premier consul calcule les distances, établit les horaires... Soudain il se relève et dicte à l’intention de Berthier :
— Vous voudrez bien, citoyen Ministre, donner ordre au général Ordener de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Le but de la mission est de se porter sur Ettenheim, d’y cerner la ville, d’y enlever le duc d’Enghien, Dumouriez, un colonel anglais...
Durant une heure, dans le palais endormi, Bonaparte dicte, préparant minutieusement tous les détails du guet-apens.
Tard, le soir du 12 mars, le général Ordener, qui a brûlé le pavé, arrive à Strasbourg et, dès le lendemain, s’emploie à mettre à exécution le plan prévu par Bonaparte. Dans la nuit du 14 au 15, au bac de Rhinau, il passera le Rhin avec trois brigades de gendarmerie et trois cents dragons venus de Sélestat, tandis que le reste du régiment et des batteries d’artillerie resteront sur la rive française, prêts à intervenir. Ordener décide de se faire accompagner par le commandant de gendarmerie Chariot, et par le général Fririon, chef d’état-major du général commandant la place de Strasbourg. Fririon dîne ce soir-là – le 13 mars – chez un ancien émigré, M. de Stumpf. C’est là que le rejoint l’ordre d’Ordener. Profondément ému, le général ne peut s’empêcher de confier à son hôte :
— J’ai ordre de me rendre de l’autre côté du Rhin avec une troupe de cavaliers. Mon devoir de soldat est d’obéir... J’obéirai.
Ce même soir, Stumpf adresse un mot à son ami, le baron de Roesch, à Rhinau, en lui demandant, par son frère, le maire du village, de faire prévenir le prince du danger qui le menace. Le message atteindra Enghien le lendemain, 14 mars, au milieu de la journée. Le chevalier envoie un billet au duc le suppliant de venir le rejoindre le même soir dans une île du Rhin ; là, il lui donnera de plus amples renseignements. Enghien, qui est à la chasse, ne change rien au programme de sa journée ; il ne se montre pas inquiet, un coup de main en territoire badois lui semble impossible. Que peut-on lui reprocher ?
Sans doute est-il pensionné par Londres, sans doute, à plusieurs reprises, a-t-il offert son épée au gouvernement anglais pour combattre la France, mais il n’y a là rien de très nouveau ! Depuis 1792, les émigrés ne sont-ils pas à la solde des ennemis de la République ? Il n’est pour rien dans la conjuration de Cadoudal. Il avait même tout d’abord cru le complot inventé de toutes pièces, puis s’était rendu à l’évidence après les aveux des premiers complices arrêtés par la police consulaire.
« Dieu veuille qu’il n’y ait pas beaucoup de victimes, avait-il écrit à son grand-père, et que cette malheureuse histoire ne fasse pas grand tort aux personnes dévouées à la bonne cause. »
Il ne croit pas que le comte d’Artois ou l’un de ses fils aille jamais chouanner. Pour lui, « la bonne cause » est celle que soutiennent les émigrés avec plus de prudence. À un ami qui s’inquiétait de le voir vivre à deux pas de la frontière, il avait écrit : « En ce moment, où l’ordre du conseil privé de Sa Majesté britannique enjoint aux émigrés retraités de se rendre sur les bords du Rhin, je ne saurais, quoi qu’il puisse m’arriver, m’éloigner de ces dignes et loyaux défenseurs de la monarchie. »
Il se contente d’ailleurs « de ne pas s’éloigner » et n’approuve guère les rodomontades des agités d’Offenburg. Il est moins prudent dans son courrier. C’est par la poste qu’il transmet à son père ou à son grand-père les renseignements qui lui parviennent de Strasbourg. « N’oubliez jamais, lui écrivait le vieux prince, qu’il y a tout à parier que vos lettres sont ouvertes... »
Le prince de Condé, comme tout le
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