Bonaparte
monde en Europe, avait cru que son petit-fils se rendait parfois à Strasbourg. « Prenez garde à vous, ajoutait-il, ne négligez aucune précaution pour être averti à temps au cas qu’il passât par la tête du consul de vous faire enlever... N’allez pas croire qu’il y ait du courage à tout braver à cet égard ; ce ne serait qu’une imprudence impardonnable aux yeux de l’univers. » Enghien s’était défendu avec chaleur : « Je suis trop fier pour courber bassement la tête et le Premier consul, pourra peut-être venir à bout de me détruire, mais il ne me fera pas m’humilier... On peut prendre l’incognito pour voyager dans les glaciers de la Suisse... Mais pour la France, quand j’en ferai le voyage, je n’aurai pas besoin de m’y cacher... »
— Il faut me connaître bien peu, dira-t-il, pour avoir pu dire que j’aurais mis le pied sur le sol républicain autrement qu’avec le rang et à la place où le hasard m’a fait naître...
Au soir de sa journée de chasse, le duc, en arrivant à Ettenheim, est tout à fait tranquillisé par son ami Schmidt, qui revient d’Igenheim, village voisin, où il a pu converser avec deux individus suspects que l’on avait surpris, le matin même, en train d’inspecter la maison de la Rohanstrasse. Il s’agissait, paraît-il, de deux paisibles marchands. En réalité, ces deux « marchands » étaient deux agents envoyés par Ordener pour établir un ultime rapport.
Les renseignements rapportés par Schmidt n’ont pas tranquillisé la princesse Charlotte. Depuis quelques jours, un pressentiment l’oppresse. Aussi, lorsque le prince lui apprend l’avertissement envoyé par M. de Roesch, son inquiétude se change-t-elle en angoisse : elle supplie le duc de partir le soir même pour Fribourg, où, il y a déjà quelque temps, il a loué une maison. Le prince finit par accepter. Il quittera Ettenheim... mais le lendemain seulement. Il est donc inutile de se rendre à l’invitation du maire de Rhinau. Cependant, afin de tranquilliser Charlotte de Rohan, le duc demande à Schmidt et à Grunstein de passer la nuit auprès de lui.
À onze heures, Enghien se couche, après avoir placé ses armes à son chevet. Toute la maison s’endort. Soudain – il est trois heures du matin – le lieutenant Schmidt se réveille en sursaut : au loin, une rumeur semble monter de la vallée. Grunstein et Canone, le fidèle valet de chambre du prince, viennent le rejoindre. Eux aussi ont entendu. Les trois hommes ouvrent la fenêtre et prêtent l’oreille. Tout paraît calme... On se met au lit.
Une heure plus tard, la maison est réveillée par un piétinement sourd. Enghien, ses amis et ses domestiques, tous carabine au poing, se précipitent aux fenêtres. Au-dessous d’eux, des cavaliers, dont les chevaux ont les sabots enveloppés d’étoffe, emplissent la Rohanstrasse. Le duc ouvre la fenêtre :
— Qui commande ici ?
Une voix répond dans la nuit :
— Nous n’avons pas de comptes à vous rendre !
Enghien met en joue son interlocuteur – c’est le commandant Chariot –, mais Grunstein relève l’arme :
— Monseigneur, vous êtes-vous compromis ?
— Non !
— Eh bien, toute résistance devient inutile. J’aperçois beaucoup de baïonnettes...
Le prince envisage une seconde de fuir par le jardin, mais les deux agents venus le matin ont bien repéré les lieux. Des gendarmes ont franchi le mur, toute la maison est cernée. La porte d’entrée est enfoncée et, une minute plus tard, les soldats envahissent la chambre.
— Qui d’entre vous est le duc ? demande Chariot.
— Vous devez sans doute le connaître, répond le prince avec calme.
— Emmenez-moi tous ces messieurs hors de la ville et attendez-moi près du moulin, ordonne le commandant.
Tandis que les prisonniers s’habillent, Chariot fouille la maison et s’empare des papiers et de la correspondance du prince. Les gendarmes entraînent Enghien et ses compagnons vers le moulin... mais il faut traverser toute la ville. Les habitants se montrent inquiets par cette intrusion de troupes françaises en territoire badois, et certains veulent sonner le tocsin.
— Cette arrestation est convenue avec votre souverain, affirme le commandant.
En réalité, l’Électeur ne sera prévenu que dans la journée, par les soins de Caulaincourt... Il protestera pour la forme, mais s’inclinera devant le fait accompli.
Sur le passage des prisonniers, une femme apparaît à une fenêtre.
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