Bonaparte
faut avouer que lorsqu’on voit tout cela de près, que les hommes valent peu la peine que l’on se donne tant de souci pour mériter leur faveur... » Mais le « rebelle » et le « déserteur » Buonaparte n’en avait pas moins diablement besoin d’eux !... « Les Français, ajoute-t-il, sont un peuple vieux, sans liens. Chacun cherche son intérêt et veut parvenir à force d’horreurs, de calomnies... Tout cela détruit l’ambition... » Non pour lui et les siens, bien sûr ! Toujours à propos de la création d’une nouvelle Assemblée il pense à son frère aîné – car l’avenir du clan est sa préoccupation première. Il doute cependant que Joseph soit à la hauteur de sa tâche. Son frère lui a, en effet, communiqué le texte d’un discours qu’il a prononcé à Ajaccio, et Buonaparte lui répond avec franchise : « Tu cours après le Pathos. Ce n’est pas ainsi que l’on parle aux peuples. »
« Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes », avait-il écrit à son frère... Pourtant, Servan – et ce sera l’un des derniers actes du ministre de la Guerre du roi Louis XVI – réintègre, le 10 juillet, le lieutenant en premier Buonaparte dans son arme. Bien plus, le 30 juillet, onze jours avant la chute de la royauté, Lajard – ce même ministre qui voulait le traduire en cour martiale – lui décerne (sans doute sans le lire) un brevet de capitaine daté du 6 février précédent – ce qui lui permettra de toucher un appréciable arriéré de solde. De ce fait, tout en combattant à Ajaccio les soldats du roi de France, M. de Buonaparte se trouve payé par ce même roi – La nomination est signée Louis – assurément l’une des dernières signatures données par l’infortuné souverain – et elle concerne son futur successeur !
Buonaparte n’est pas pour rien le fils de son père : il a parfaitement manoeuvré dans les bureaux. Non seulement il ne reçoit aucun blâme pour avoir tiré l’épée contre les troupes françaises, mais encore le voici récompensé d’avoir été porté « irrégulièrement manquant » le premier janvier précédent.
La chance va-t-elle enfin lui sourire ?
À l’aube du 10 août, dès qu’il entend sonner le tocsin, Napoleone dégringole l’escalier de son hôtel de la rue du Mail et, – il le racontera bien plus tard à Las Cases – court vers le Carrousel où demeure le frère de Bourrienne. En chemin, rue des Petits-Champs, il se heurte à « un groupe d’hommes hideux promenant une tête au bout d’une pique ». Trouvant à Buonaparte « l’air d’un monsieur », ils viennent à lui pour lui faire crier : Vive la Nation !... « Ce que je fis sans peine, comme on peut bien le croire. »
En arrivant au Carrousel, le capitaine Buonaparte voit le château « attaqué par la plus vile canaille ». Le roi n’aurait pas eu près de lui sa famille qu’il serait peut-être resté à la tête de ceux qui allaient mourir pour lui. « Si Louis XVI s’était montré à cheval, la victoire lui fût restée », écrira ce soir-là Napoleone à Joseph. Mais – premiers pas vers l’échafaud – Louis XVI préfère suivre le conseil de Roederer et aller – sans grandeur et presque peureusement – se réfugier dans le sein de l’Assemblée qui devait le livrer deux jours plus tard à la Commune insurrectionnelle de Paris.
La bataille s’est maintenant arrêtée, le pillage commence. Tandis que l’on jette par la fenêtre les corps des Suisses massacrés, le jeune capitaine se hasarde dans le jardin. « Jamais, dira-t-il, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses de Suisses. » Toute sa vie Napoléon aura une telle horreur de la foule déchaînée qu’il perdra devant elle une partie de ses moyens – le 19 brumaire entre autres – et pourra même – comme en 1814, sur les routes de Provence – donner l’impression de connaître lui aussi la peur. Ce dernier jour de la royauté c’est avec dégoût qu’il voit des femmes « bien mises, se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses »...
Afin de prendre le vent, il entre dans l’un des nombreux cafés qui pullulent aux environs de l’Assemblée. On devine la fermentation qui doit y régner en cette journée chargée d’Histoire où meurt la monarchie vieille de tant de siècles. « L’irritation » contre la cour qui, disait-on, a tiré sur le peuple, y est extrême, et « la rage
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