Bonaparte
qualité de « général de ligne ». Plein de rancoeur, « froid et sombre », il déclare :
— Je me jette en arrière, satisfait de ce que l’injustice que l’on fait aux services est assez sentie par ceux qui veulent les apprécier.
Même au spectacle il n’abandonne pas son air taciturne. Il a retrouvé Bourrienne qui l’entraîne au Théâtre-Français et, au milieu des éclats de rire, Napoleone garde un « silence glacial ».
Seule – ou presque seule – une jeune femme inconnue admira le « très beau regard » de ce général au nom singulier, qui « s’animait en parlant ». Elle pensait que ce provincial pouvait peut-être avoir « quelque mérite ». S’il n’eût été maigre « au point d’avoir l’air maladif et de faire de la peine, racontera-t-elle, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche, surtout, avait un contour plein de grâce. Un peintre, élève de David, me dit que ses traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour lui. »
Une seule consolation : les lettres de Désirée. « J’ai reçu tes deux charmantes lettres, lui écrit-il, elles ont rafraîchi mon âme et lui ont fait goûter un instant de bonheur. Triste illusion, que ton éloignement et l’incertitude de l’avenir ont dissipée. Je sens cependant bien qu’avec l’amour de ma bonne amie l’on ne peut être malheureux... Je t’en conjure, ne passe pas un jour sans m’écrire, sans m’assurer que tu m’aimes toujours... »
Mais Désirée a dû partir pour Gênes avec sa mère. Buonaparte qui ignore encore ce départ, est désemparé de se trouver sans nouvelles : « Plus de lettres de toi, mon adorable amie. Comment as-tu pu rester onze jours sans m’écrire ? Aurais-tu resté tout ce temps-là sans penser à moi ? Hâte-toi de m’écrire et de soulager mon coeur des incertitudes où ton silence le laisse... »
Et, deux jours plus tard, reprenant cette fois le vouvoiement, il lui écrit encore : « Vous serait-il déjà indifférent de m’écrire et apprendriez-vous déjà de mes nouvelles sans intérêt ? J’éloigne de moi l’idée qui empoisonnerait ma vie et froisserait mon coeur. Si vous ne sentez pas la peine que m’a causée votre silence,« c’est donc que vous ne l’éprouvez pas... »
Enfin il reçoit une lettre de sa petite fiancée marseillaise et apprend son départ. Il se croit abandonné – et se complaît, semble-t-il, à jouer au personnage revenu de tout : « Tu n’es plus en France, ma digne amie ; nous n’étions donc pas assez éloignés ? Tu t’es résolue à mettre la mer entre nous. Je ne te le reproche pas ; je sais que ta position était trop délicate, et ta dernière lettre m’a vivement affecté par la peinture touchante de tes peines. Tendre Eugénie, tu es jeune. Tes sentiments vont s’affaiblir d’abord se décaleront, et quelque temps après tu te trouveras changée. Tel est l’empire du temps. Tel est l’effet funeste, infaillible de l’absence. Je sais que tu conserveras de l’intérêt pour ton ami, mais ce ne sera plus que de l’intérêt, de l’estime. Ne pense pas que je puisse t’accuser d’injustice. Sois heureuse et ton bon ami te justifie. Un coeur froissé par les orages des passions de l’âge viril n’était pas digne de toi. »
Pour la première fois, le futur empereur a perdu la foi en son étoile.
Au mois de juillet, après un bref séjour dans un hôtel de la rue de la Michodière, il est allé s’installer dans une petite chambre à trois francs par semaine, à l’hôtel du Cadran Bleu, 10, rue de la Huchette, au troisième ou au quatrième étage. Ses fenêtres donnent sur la Seine, de l’autre côté de l’immeuble. Celui-ci existe d’ailleurs toujours – sordide et lugubre. Officier en disponibilité, Buonaparte a d’autant moins d’argent qu’il tient à envoyer quelques subsides à sa mère. Il ne fait qu’un repas par jour qui lui coûte vingt-cinq sous.
— Je vivais alors seul comme un ours, seul, dira-t-il, seul avec mes livres, mes seuls amis d’alors.
Ses lettres à Joseph reflètent sa peine ; il ne se croit plus aimé : « Désirée me demande mon portrait, je vais le faire faire ; tu le lui donneras si elle le désire encore, sans quoi, tu le garderas pour toi. »
Il s’attendrit – ce qui est rare chez lui : « Dans quelque événement que la fortune te place, écrit-il à son frère, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux avoir de meilleur ami, à qui tu sois plus
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