Bonaparte
cher et qui désire plus sincèrement ton bonheur. La vie est un songe léger qui se dissipe. Si tu pars, et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait. Nous avons vécu tant d’années ensemble, si étroitement unis, que nos coeurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens en retraçant ces lignes, une émotion dont j’ai eu peu d’exemples dans ma vie. Je sens bien que nous tarderons à nous voir et je ne puis plus continuer ma lettre. »
Parfois le famélique général s’achemine avec Junot vers le boulevard Italien, où se réunissent les royalistes – ses futurs adversaires de Vendémiaire. Ces « émigrés de l’intérieur » conspirent ici sous les ombrages, d’où le nom donné à la promenade de Petit Coblentz... Et Buonaparte, parlant de la « belle affaire de Quiberon », dira tout heureux :
— Cette affaire a un peu chagriné le petit Coblentz. Il s’assied sur l’un des sièges disposés là par les marchands de glaces. En voyant passer devant lui, les Incroyables jurant paole parfumée ou paole d’honneur, il pousse sa chaise « de manière qu’elle aille tomber sur les jambes de l’Incroyable ».
— Et ce sont de pareils êtres, s’exclame-t-il, qui jouissent de la fortune !
Il n’a pas plus de sympathie pour les sectionnaires qui ont faim et réclament la « Constitution de 1793 ».
— Elle a du bon dans un sens, déclare Bonaparte à Mme Permon, mais tout ce qui tient au carnage ne vaut rien !
D’autres fois, il se dirige, toujours en compagnie de Junot, vers le Jardin des Plantes :
— En y entrant, on y respire la paix.
Enhardi, le lieutenant Junot se confie à son cher général. Il aime toujours Paulette Buonaparte à la folie. Napoleone n’a ni accueilli, ni rejeté la demande, mais il estime que le mariage sera seulement possible le jour où Junot pourra offrir à sa future femme « un établissement non pas riche, mais enfin suffisant pour ne pas avoir la douleur de mettre au jour des enfants qui fussent malheureux... »
Le futur duc d’Abrantès, de plus « en plus enhardi, révèle à son chef qu’il a reçu la veille une lettre de son père. M. Junot annonce à son fils qu’à la vérité il n’avait rien à lui donner pour le moment, mais que sa part d’héritage serait un jour de vingt mille francs.
— Je serai donc riche, s’exclame Junot, puisque avec mon état, j’aurai douze cents livres de rentes, mon général, je vous en conjure, écrivez à la citoyenne Buonaparte...
« En sortant du Jardin des Plantes, racontera la future femme de Junot, ils avaient passé l’eau dans un batelet, et, à travers les rues, ils avaient gagné le boulevard. Ils étaient parvenus vis-à-vis des bains chinois, et se promenaient dans la contre-allée »...
— Je ne puis écrire à ma mère pour lui faire cette demande, explique Napoleone, car enfin, tu auras douze cents livres de rentes, c’est bien, mais tu ne les as pas. Ton père se porte parbleu bien, et te les fera attendre longtemps. Enfin, tu n’as rien, si ce n’est ton épaulette de lieutenant. Quant à Paulette, elle n’en a même pas autant. Ainsi donc, résumons : tu n’as rien, elle n’a rien, quel est le total ? Rien. Vous ne pouvez donc pas vous marier à présent, attendons. Nous aurons peut-être de meilleurs jours, mon ami. Oui, nous en aurons, quand je devrais aller les chercher dans une autre partie du monde.
A-t-il vraiment prononcé ces derniers mots en ce début de l’été 1795 ? Quant à ses propres amours, elles vont mal. Désirée garde son mutisme et il en souffre... Enfin la « silencieuse » – c’est ainsi qu’il l’appelle – trace pour lui des lignes pleines de tendresse. La lettre a quitté Gênes le 6 juillet, mais ne parvient à son destinataire qu’au début de ce mois d’août :
« Si Eugénie t’a été chère, pourquoi ne te le serait-elle plus à présent ? L’Italie n’a pas changé mon coeur ; oh ! mon ami, je t’aime davantage s’il est possible. Tu es le seul objet de mes pensées. Je gémis en ton absence. Ainsi tout en mon âme est triste et il n’y a pas un seul moment qui ne t’appartienne. Ainsi, mon ami, notre bonheur est retardé, il est vrai, mais pas pour toujours. Si tu veux m’aimer autant que je t’aimerai, il attendra que des événements plus heureux nous réunissent... Je voudrais te voir persuadé que j’aurai, pour la vie, tendresse,
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