Bonaparte
défiler devant lui, comme autrefois lors des grands couverts de l’Archiduc. Joséphine, avec cette faculté qu’elle possède au plus haut point, s’est adaptée à la situation. Elle joue elle aussi à la souveraine, avec autant d’aisance qu’elle parvient à tromper son mari presque sous ses yeux avec Charles, sans qu’il s’en aperçoive. Avec la même aisance, elle continue à « tripoter » dans les fournitures destinées à l’armée, comme si c’était là chose toute naturelle pour la femme d’un général en chef. Vêtue de blanc, coiffée d’une simple guirlande de lierre ou de quelques fleurs de prairial entremêlées de gaze enroulée en turban, elle reçoit à merveille.
La famille rejoint la cour de Mombello où Pauline fait déjà des ravages. Le 1 er juin, la toujours grave Letizia débarque au château et fait la connaissance de sa belle-fille. Joséphine semble fort à l’aise dans son rôle de proconsulesse, alors que la Madré se sent -gênée et gauche. Les deux « citoyennes Bonaparte » ne seront jamais en sympathie. La Madré considérera Joséphine comme une ennemie et, entre intimes, l’appellera toujours ironiquement Mme de Beauharnais !...
Mme Letizia est accompagnée de Jérôme, de Maria-Annonciata, de Maria-Anna. La future Élisa, physiquement de loin la plus déshéritée des trois soeurs, est devenue maigre, hommasse, revêche et vient d’épouser civilement un grand dadais : le capitaine corse Félix Bacciochi. Bonaparte trouve ce mariage absurde. Fort heureusement, au grand désespoir de Junot, il mariera Pauline selon ses goûts : il la destine en effet à son sous-chef d’état-major, Victor-Emmanuel Leclerc, le courageux combattant de Toulon et de Rivoli, qui reçoit les étoiles de général comme cadeau de noces. Il était temps, d’ailleurs, de marier l’ensorcelante petite païenne, « singulier composé de ce qu’il y avait de plus complet en perfection physique, nous dit Arnault, et de ce qu’il y avait de plus bizarre en qualités morales ! Si c’était la plus jolie personne qu’on pût voir, c’était aussi la plus déraisonnable qu’on pût imaginer. » Junot et l’élégant – et inverti – Fréron furent vite oubliés au profit du mari choisi par le frère.
Bonaparte fait bien les choses et ses deux soeurs reçoivent chacune quarante mille livres de dot le jour de la célébration du double mariage religieux. Si Élisa et son capitaine sont expédiés vers Ajaccio, le général en chef et Joséphine accompagnent les nouveaux époux Leclerc dans leur voyage de noces au bord du lac de Côme. Après cet intermède, le 8 juillet, la « cour » revient à Milan où vont se dérouler, dès le lendemain, les fêtes pour l’inauguration de la nouvelle république cisalpine.
La politique va reprendre la première place.
Les Parisiens remuent une fois de plus... Maintenant, ce sont les royalistes qui menacent le Directoire. Sans doute Napoléon commence-t-il à devenir bonapartiste, mais, franchement républicain, il n’en déteste pas moins toujours les partisans de Louis XVIII, ce « club de Clichy » où se groupent les monarchistes. Ceux-ci critiquent son attitude dans l’affaire vénitienne, et vont jusqu’à demander sa destitution et son arrestation. Ils savent déjà qu’il ne jouera point les Monck. Ce que Bonaparte appelle « l’audace des ennemis de la République » l’irrite profondément, bien qu’il n’ait pour le Directoire, actuel gouvernement de cette république, que du mépris. Il accuse les Directeurs « de faiblesse, de marche incertaine et pusillanime, de dilapidations et de persistance dans un système vicieux et avilissant pour la gloire nationale. »
Napoléon n’ignore rien de ce qui se passe à trois cents lieues de Mombello.
— Je l’ai vu, racontera Bourrienne, décidé à marcher sur Paris par Lyon, avec vingt-cinq mille hommes, si les affaires lui eussent paru prendre une tournure défavorable à la république qu’il préférait à la royauté, parce qu’il espérait tirer meilleur parti de la première. Il faisait sérieusement son plan de campagne. À ses yeux, défendre ce Directoire tant méprisé, c’était défendre son propre avenir, c’est-à-dire un pouvoir qui semblait n’avoir plus d’autre mission que celle de lui garder la place jusqu’à son retour.
— Des montagnes, dit-il à ses soldats, nous séparent de la France, mais vous les franchirez avec la rapidité de l’aigle,
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