Camarades de front
conversation, on écrit des tas de choses qu’on regrette après.
– Tu crois ? dit Petit-Frère sceptique, ce serait trop beau.
Et il se passa quelque chose que nous n’aurions jamais cru possible : des larmes jaillirent des yeux du malheureux, ces yeux qui ne souriaient jamais même lorsque le géant était secoué de rires. Le long de ses joues sales les larmes traçaient des sillons.
Heide lui passa un bras autour des épaules :
– Par le diable, arrête, camarade, ou je me mets aussi à chialer ! Emmerde ta mère, elle ne vaut pas qu’on pleure et s’il y a quelqu’un qui t’en veut, envoie-le à Julius Heide.
Mais le géant sanglotait. Nous le bourrâmes de schnaps, de cigarettes, de photos de filles ; les dons s’entassaient dans le boyau. Le Prussien de l’Est lui tendit son couteau et lui dit avec des larmes dans la voix :
– Tiens, prends mon couteau.
Mais le pauvre restait inconsolable. C’était une vie entière de malheur qui lui remontait au cœur ; personne ne lui avait jamais dit bonsoir quand il était petit, personne ne lui avait jamais caressé les cheveux… Le lieutenant Ohlsen, attiré par le bruit, vint demander ce qui se passait et resta stupéfié devant ce spectacle. Sans un mot, Alte lui tendit la lettre qu’il lut en secouant la tête.
– Seigneur ! Quand on pense à l’infamie des gens…
Il tapa sur l’épaule de Petit-Frère : – Relève la tête, mon garçon, tu nous as et nous sommes tes amis. Cette lettre ira -chez le commandant.
Les officiers supérieurs de la division banquetaient et le vin leur déliait la langue. Personne ne cachait son opposition au gouvernement.
– Le Parti ? dit le colonel du régiment d’artillerie en laissant errer son regard sur le cercle qui l’entourait – un cercle chamarré de décorations – que ferait-il sans nous ?
Faire de l’opposition était la douce manie des officiers supérieurs, mais on en faisait « entre soi ». Il était de bon ton de s’exprimer ainsi. Toutefois les propos, toujours réservés, ne témoignaient pas d’une opposition de principe. Ils n’étaient dus qu’à l’égoïsme. Au fond, on n’avait pas de grands griefs contre le Parti, mais on acceptait mal qu’il refusât de reconnaître la suzeraineté de l’Armée. On ne reprochait pas tellement sa guerre, à Hitler, on reprochait seulement à un simple soldat de se poser en stratège.
Ces messieurs, les officiers d’état-major, acceptaient parfaitement de gagner la guerre du Parti, mais ils voulaient la gagner par eux-mêmes.
DERRIERE LES LIGNES ENNEMIES
C ETAIT un peu avant minuit. Nous attendions l’heure H.
– Double ration d’alcool et campo toute la matinée, constata Porta. On sait ce que ça veut dire !
Les ordres avaient été changés vers midi ; maintenant, ce n’étaient plus deux sections qui partaient en reconnaissance, c’était toute la 5 e compagnie divisée en douze escouades travaillant indépendamment.
– Pas un n’en réchappera, avait dit le lieutenant Ohlsen en secouant la tête.
Le légionnaire nettoyait fébrilement sa mitrailleuse, un MG 42, la nouvelle arme à tir rapide.
– On se sent tout de même quelqu’un avec cette seringue, dit-il en soufflant une poussière. J’ai beaucoup à dire contre nos promenades en forêt, mais rien contre cet outil ; on se sent moins seul quand le terrain fourmille de Russes.
Nous étions tous vêtus de toiles de camouflage, depuis le casque jusqu’aux bottes. De vrais fantômes ! Une ligne indéfinie de fantômes tous pareils, armés jusqu’aux dents.
– Trente secondes, murmura le lieutenant Ohlsen qui se tenait entre Petit-Frère et le légionnaire, la montre à la main… En avant ! commanda-t-il.
Les hommes commencèrent à franchir le bord du fossé. Un lieutenant de grenadiers annonça, sinistre : – Je n’en suis pas, mais ça ira mal !
– Fumier ! cria Porta qui se hâtait à la suite du légionnaire et de Heide.
Groupe après groupe, tout le monde disparut dans la nuit ; une brève attaque d’artillerie gronda dans le secteur voisin pour distraire les Russes.
– Gare ! prévint Petit-Frère. Y a des mines par ici, je peux les sentir à dix mètres. – Il rampait devant le groupe et nous guidait à travers champs. – En avant, les héros, suivez Petit-Frère !
Sans rencontrer d’opposition, nous réussîmes à nous glisser à travers les lignes russes et nous atteignîmes un village à six
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