C’était le XXe siècle T.3. La guerre absolue
m’expliqua qu’avant le départ du train où il avait pris place en même temps que Rachet (94) il avait, en effet, reconnu le cynique Lunel . Il avait décidé quand même de tenter le voyage. Mais, aux environs de Mâcon, angoissé par les allées et venues suspectes autour de lui, il avait sauté dans la nuit, abandonné ses bagages. Depuis, pour échapper et pour brouiller les pistes, il avait sans arrêt voyagé au hasard des horaires. Il venait de reprendre ses contacts…»
Depuis lors, Bénouville s’est confié à Henri Amouroux : « Je me heurte dans la rue à Hardy et mon réflexe c’est, bien entendu, la confiance […] Je lui ai dit : “Qu’est-ce qui s’est passé ?” Il me dit : “Multon m’a vendu, m’a signalé aux Allemands. Ils m’ont emmené dans un compartiment qu’ils avaient, m’ont interrogé, m’ont dit qu’on débarquait à Chalon. Il y a eu une faille, je les avais mis en confiance, je me suis évadé (95) .” »
Amouroux lui demandant s’il n’a pas mis en doute les dires de Hardy, Bénouville répond : « Je n’avais pas de raison de me méfier, je me suis dit : il leur a joué un bon tour. » Plusieurs des interlocuteurs de Hardy ont entendu la même fable. À aucun d’eux il ne dit la vérité, à savoir qu’il est demeuré pendant plusieurs jours entre les mains de la Gestapo.
Le lundi 14 juin, Daniel Cordier accourt à Lyon pour annoncer l’arrestation de Delestraint à Jean Moulin qui l’ignore. À dix-huit ans, Cordier s’est engagé dans les Forces françaises libres. Quand les tâches innombrables qui accablaient Jean Moulin ont imposé l’installation d’une sorte de cabinet clandestin, il a été désigné pour organiser son secrétariat.
Le jeune homme est témoin du chagrin de Moulin, de sa colère aussi. L’Armée secrète décapitée ! Dans ses archives, M. Daniel Cordier a conservé la dernière lettre de Moulin à de Gaulle : elle a été écrite le 15 juin et elle annonce l’arrestation de Delestraint.
Frenay, lui, s’envole le 16 pour Londres sans rien savoir. Un message radio, expédié par les hommes de Combat, lui annonce la nouvelle.
En attendant la nomination du successeur de Delestraint, Moulin entend empêcher les gens de Combat – c’est-à-dire les amis de Frenay – de mettre la main sur l’Armée secrète. Il a son plan. Il le révèle au Lyonnais André Lassagne, professeur agrégé de l’Université, qui se confiera à la sœur de Jean Moulin :
— Après l’arrestation du général Delestraint, Jean Moulin, dans l’intention de réorganiser les formations militaires, en attendant qu’il y eût un général nommé pour commander l’Armée secrète en France, avait proposé un inspecteur général dans la zone nord, qui était Aubrac, et un pour la zone sud, qui était moi (96) .
Moulin tient essentiellement à faire approuver sa décision par les principaux responsables de la zone sud. Il faut donc organiser une réunion. Impossible de traiter d’un tel sujet en l’absence du chef d’état-major Aubry. Il n’est pas à Lyon. On l’attendra.
« Qui a envoyé Hardy à Caluire, chez le docteur Dugoujon, là où devait se trouver Moulin et les autres ? » Dans l’article déjà cité, Henri Amouroux a posé la question à Guillain de Bénouville. Réponse : « Aubry m’avait parlé de cette rencontre, il m’avait dit : “C’est malheureux que je sois tout seul.” Je rencontre Hardy, je lui dis : “Il faut que tu y ailles.” »
Il existe une grande logique dans la formule : « C’est malheureux que je sois tout seul. » Mettons les points sur les i : Aubry, qui appartient au mouvement Combat, s’inquiète d’être seul face à des inconditionnels de Moulin. Bénouville partage cette crainte.
Le 19 au matin, Aubry a en effet regagné Lyon. Il a appris aussitôt que Moulin avait décidé de provoquer rapidement une réunion au cours de laquelle serait posé le problème de la succession de Delestraint. Or Aubry va lui aussi rencontrer Hardy, lequel lui confie – comme à d’autres – qu’il a été arrêté par les Allemands et qu’il s’est évadé. Henri Noguères et Marcel Degliame-Fouché ont cité, en 1972, le témoignage dicté par Aubry : « Bénouville m’avait dit le samedi que, pour la réunion de Jean Moulin, il fallait y aller, mais que, pour que je ne sois pas le seul de la tendance, je devais emmener Hardy avec moi. […]
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