C’était le XXe siècle T.4. De Staline à Kennedy
des interprétateurs, fiévreusement penché sur la plaque dépolie d’une table de projection, désigne tout à coup un détail à ses voisins. Il s’agit d’une région à demi boisée près de San Cristobal. On peut y distinguer clairement « quatre systèmes d’érection pour des missiles balistiques à portée moyenne (2 000 kilomètres), huit missiles balistiques à portée moyenne sur des remorques de transport garées non loin, des remorques chargées de carburant pour fusées, un parc de camions militaires et un village de tentes pour cinq cents soldats russes (123) ».
Des missiles ! Ainsi, le sénateur Keating avait dit vrai. Les photos passent de main en main. Les experts se récrient. L’un d’eux découvre tout à coup le nez d’une fusée qui dépasse d’une bâche. On reconnaît une fusée identique à celles que l’on a pu, le 1 er mai 1960, photographier à Moscou lors du défilé traditionnel. On va de découverte en découverte. Un nouvel agrandissement laisse apparaître une base pour missiles balistiques à portée intermédiaire, soit 4 200 kilomètres. Certes, la base n’est pas achevée, mais cela ne tardera pas. Plus loin, voici une base mobile pour missiles balistiques à portée moyenne, celle-ci presque à l’état définitif.
On compare les photographies à celles qui avaient été prises précédemment. On s’ébahit devant la rapidité des travaux entrepris et menés à bien. Six semaines plus tôt, à la place de la base de missiles à portée intermédiaire, on ne découvrait qu’un pâturage. Non loin de San Cristobal, quatre rampes de lancement ont pris la place de ce qui était encore, le 29 août, un enclos à bétail. De cette hâte à aboutir, de cette fébrilité, on trouve une preuve supplémentaire en analysant, sur les photographies, le fourmillement de techniciens qui – véritables termites – s’affairent partout.
Aucun des experts présents ne doute plus. L’URSS a voulu placer les États-Unis devant le fait accompli. Il fallait que les bases fussent opérationnelles avant qu’on en décèle l’existence. Ce qu’a hasardé Khrouchtchev, c’est un gigantesque coup de poker. Il est à deux doigts de le gagner.
C’est au directeur de la CIA, John McCone, que les experts devraient remettre le résultat de leurs travaux, mais son beau-fils vient de se tuer en voiture en Californie où il a rejoint sa famille. Les photographies et leur analyse sont donc portées à son adjoint, le général Marshall S. Carter qui lui-même se rend au Pentagone et avertit le général Joseph F. Carroll, chef du service de renseignements au département de la Défense.
La journée du lundi 15 octobre s’achève. Il est un peu plus de 19 heures. Dans son appartement de Washington, le sous-secrétaire à la Défense, Roswell Gilpatric, s’habille pour se rendre à un dîner. Le téléphone sonne sur la ligne directe avec le Pentagone. En décrochant, Gilpatric reconnaît la voix du général Carroll. Brièvement, celui-ci annonce qu’on vient de découvrir « quelque chose d’inquiétant » sur les photographies prises la veille à Cuba par les U-2 . Deux experts lui apportent les épreuves.
Très sombre, Gilpatric continue à s’habiller. Les deux experts sonnent à sa porte. En leur compagnie, il examine aussitôt les photos ; les index des experts se promènent sur le papier glacé. Ils s’arrêtent, désignent les villages de tentes, les camions, les chantiers de construction. Ils insistent sur les portiques et les rampes de missiles. Ils sont tellement convaincus qu’il ne leur faut aucun effort pour persuader Gilpatric.
Des fusées soviétiques à Cuba ? Dans l’instant Gilpatric se sent gagné par une profonde angoisse. À l’avance, il prévoit la réaction du président Kennedy. Celui-ci ne peut tolérer – et ne tolérera pas – la présence de missiles russes à cent cinquante kilomètres des États-Unis. Gilpatric rappelle le général Carroll, lui demande de faire procéder, au cours de la nuit, à un nouvel examen des photographies. Il ajoute :
— Tenez-vous prêt à faire un exposé détaillé au patron et à ses collaborateurs dès demain matin, 7 h 30.
Le patron n’est autre que le secrétaire à la Défense, Robert McNamara.
Le dîner auquel se rend Gilpatric est offert par le général Maxwell Taylor, président du Comité des chefs d’état-major. Là, à la même table, il retrouve le général Carter et le
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