Claude, empereur malgré lui
Messaline me donna un fils et pour la première fois, j’éprouvai une véritable fierté à être père. Pour mon fils Drusillus, que j’avais perdu près de vingt ans auparavant alors qu’il avait onze ans, je n’avais jamais ressenti la moindre affection paternelle, et ma fille Antonia ne m’en avait guère inspiré, en dépit de sa gentillesse. Mais il faut dire que mes mariages avec Urgulanilla, la mère de Drusillus, et avec Ælia, la mère d’Antonia (dont je divorçai dès que la situation politique me le permit) m’avaient été imposés, alors que j’étais passionnément amoureux de Messaline. Et rarement, je suppose, notre Déesse romaine Lucina, qui préside aux accouchements, avait été aussi assidûment honorée de prières et de sacrifices qu’elle le fut par moi durant les deux derniers mois de la grossesse de Messaline. C’était un beau bébé en pleine santé et comme il était mon seul fils, il prit tous mes noms, selon la coutume. Mais je fis savoir qu’il devait être connu sous celui de Drusus Germanicus. Je savais que ce patronyme impressionnerait les Germains. Le premier Drusus Germanicus à avoir rendu ce nom redoutable de l’autre côté du Rhin – plus de cinquante ans auparavant – avait été mon père, et le suivant avait été mon frère, vingt-cinq ans plus tard ; j’étais moi aussi un Drusus Germanicus et ne venais-je pas de reconquérir la dernière des Aigles captives ? Dans un autre quart de siècle, sans aucun doute, mon petit Germanicus répéterait l’histoire et en massacrerait de nouveau quelques vingtaines de milliers. Les Germains sont comme les ronces en bordure d’un champ : ils prolifèrent rapidement et il faut les combattre sans cesse par le fer et le feu si on ne veut pas être envahis. Dès que mon fils eut quelques mois et que je pus le tenir dans mes bras sans risquer de lui faire mal, je pris l’habitude de l’emmener avec moi dans l’enceinte du palais et de le montrer aux soldats. Tous l’adoraient presque autant que moi. Je leur rappelai qu’il était le premier des Césars depuis Jules le glorieux qui, né César, n’avait pas été simplement adopté par la famille, comme Auguste, Marcellus, Gaius, Lucius, Postume, Tibère, Castor, Néron, Drusus, Caligula l’avaient été à tour de rôle. Mais à dire vrai ma fierté me poussait, en l’occurrence, à l’inexactitude. Caligula, contrairement à ses frères Néron et Drusus, était né deux ou trois ans après que son père, mon frère Germanicus, eut été adopté comme fils par Auguste (un César en vertu de son adoption par Jules) ; il était donc véritablement né César. Ce qui m’induisit en erreur, c’était que Caligula n’avait été adopté comme fils par Tibère (un César en vertu de son adoption par Auguste) qu’à l’âge de vingt-trois ans.
Messaline ne nourrit pas au sein notre petit Germanicus, comme je l’aurais souhaité, mais lui trouva une nourrice. Elle était trop occupée pour allaiter un enfant, dit-elle. C’est pourtant un moyen presque radical d’éviter une nouvelle grossesse, et la grossesse nuit à la santé et à la liberté d’action d’une femme davantage encore que l’allaitement. Messaline eut donc la malchance d’être enceinte de nouveau, si rapidement qu’onze mois seulement s’écoulèrent entre la naissance de Germanicus et celle de notre fille Octavie.
La récolte fut pauvre cet été-là et les réserves de blé dans les greniers publics si maigres que je m’inquiétai et réduisis la distribution gratuite de grain, que les citoyens pauvres avaient fini par considérer comme un droit, à une ration quotidienne minime. Et encore ne réussis-je à maintenir cette mesure qu’en réquisitionnant ou en achetant du blé à toutes les sources possibles. Le cœur du peuple est dans son ventre. Au milieu de l’hiver, avant l’arrivée des navires ravitailleurs d’Égypte et d’Afrique (où, par bonheur, la nouvelle récolte avait été exceptionnellement abondante), les quartiers les plus déshérités de la cité devinrent le théâtre de fréquents désordres, dans un climat de propos séditieux.
CHAPITRE 11
À cette époque, mes ingénieurs avaient terminé le rapport que je leur avais demandé d’établir sur l’aménagement éventuel du port d’Ostie en abri sûr pour l’hiver. Ce rapport à première vue me parut des plus décourageants. Les travaux, semblait-il, exigeraient dix ans et
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