Dans l'ombre de la reine
après avoir été portés à travers la cour par une froide journée.
La porte de chêne clouté par laquelle nous entrâmes était donc l’entrée principale de Lady Dudley. Elle était située sous une voûte de pierre et flanquée de minces fenêtres en ogive, presque obscurcies par le lierre. Dale regardait autour d’elle d’un air dégoûté. D’un instant à l’autre, elle allait déclarer qu’elle ne pouvait souffrir les abbayes anciennes ou le lierre sur des fenêtres. Nous pénétrâmes dans un large vestibule, où un escalier à deux volées symétriques menait vers l’étage. Sur le petit palier à mi-hauteur se tenait une femme.
Pas Lady Dudley. Amy était assez jeune, or cette personne était au moins aussi âgée que Dale, et vêtue avec trop de simplicité. Elle nous fixait en silence, et ce fut Forster qui parla le premier.
— Mrs. Pinto ! Voici Mrs. Blanchard, qui vient vous prêter main-forte.
Comme tout le monde ici, il employait la forme nouvelle du mot « maîtresse », qui devenait à la mode. Gerald et moi le détestions.
— Mrs. Blanchard, voici Mrs. Pinto, la dame de compagnie de Lady Dudley.
Elle descendit lentement à ma rencontre et ne serra pas la main que je lui tendais. Dans ses traits ronds, comme émoussés, on discernait les vestiges d’une beauté un peu grasse, mais ses yeux étaient de la couleur du silex, et pas plus tendres.
— Madame est en haut, déclara-t-elle. Elle y passe une grande partie du temps, la pauvre. Parfois, elle ne se sent pas du tout la force de descendre. Elle reste dans sa chambre, à prier et à coudre. Vous souhaitez que je vous conduise à elle, je suppose.
Quant à cela, aucun doute. La dame de compagnie m’observait comme elle eût fait devant un rat dégoûtant, pendant entre les mâchoires d’un chat. Forster s’en aperçut.
— Je vous laisse nouer connaissance, mesdames, dit-il avec lâcheté et, après une courbette hâtive, il se retira.
Dale poussa un soupir réprobateur, dont je n’aurais su dire s’il était causé par Mrs. Pinto, Mr. Forster ou les deux. En dépit de mon embarras, je réagis de mon mieux.
— Bien entendu, je désire être présentée à Lady Dudley, dis-je poliment, puis j’ajoutai d’une voix claire : J’espère que nous serons amies, vous et moi. Je souhaite me rendre utile.
Sans daigner répondre, Mrs. Pinto tourna les talons et gravit l’escalier. Je la suivis, Dale dans mon sillage.
On nous conduisit à une grande chambre à coucher en partie plongée dans la pénombre. Elle était en forme de L, et ses fenêtres donnaient d’un côté sur la cour, de l’autre sur le domaine, mais elles étaient étroites et ne versaient qu’une maigre lumière. Les murs de pierre étaient nus. En parcourant cette pièce des yeux, je songeai qu’elle ne pouvait avoir été plus austère du temps des moines. Le lit paraissait assez confortable, mais l’ameublement se réduisait à des coffres formant banquettes sous les fenêtres, à une petite table sur laquelle reposait un candélabre allumé et, à côté de cette table, un fauteuil où une femme était assise.
— Lady Dudley, annonça Mrs. Pinto d’une voix sépulcrale, Mrs. Blanchard est arrivée comme prévu. C’est elle.
Amy Dudley se redressa en sursaut. Bien qu’encore à la fleur de l’âge, elle avait perdu la fraîcheur de la jeunesse. Les doigts crispés sur les accoudoirs n’étaient pas fins, mais amaigris ; les cheveux relevés dans le petit bonnet orné de pierres précieuses auraient dû être d’un blond cendré brillant, et non ternes comme de la paille. Dans son visage blafard, ses charmantes pommettes étaient beaucoup trop creusées.
Cependant le plus révélateur était ses yeux bleu-gris, marqués de cernes profonds et brillant d’une lueur fébrile.
Quand ils rencontrèrent les miens, j’y vis aussi de la terreur.
CHAPITRE V
Ombre et lumière
Je fis aussitôt la révérence.
— Ursula Blanchard, pour vous servir, Lady Dudley.
En me redressant, je découvris qu’elle continuait à m’observer du même air terrifié. Ses premiers mots furent à la fois surprenants et pathétiques.
— Mon époux vous envoie, n’est-ce pas ? Vous travaillez pour lui. Êtes-vous venue me tuer ?
Dans un silence figé, Dale étouffa un cri. Mrs. Pinto m’observa d’un air triomphal, comme pour dire : « Ha, ha ! Vous voyez, nous ne sommes pas dupes ! »
Je répondis avec
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