Dans l'ombre des Lumières
toute la nuit en vous veillant et j’ai pris une décision.
Il l’écouta attentivement, autant que ses forces le lui permettaient.
— Dès demain, c’est-à-dire avant le départ de Mlle de Morlanges, j’irai à l’hôtel de Nogaret et n’en partirai pas avant qu’Amélie accepte de vous parler.
— J’espère qu’elle acceptera, mais sa tante…
— J’en fais mon affaire. Je ne vous laisserai pas décliner ainsi.
— Comment savez-vous qu’Amélie doit partir ?
— Vous ne parliez que de cela pendant votre délire…
Il lui sourit. L’épuisement et l’émotion lui firent venir les larmes aux yeux.
— Reposez-vous, maintenant, s’il existe une seule chance de ramener cette jeune fille avec moi, je le ferai ; mais je ne veux pas vous le promettre. En échange, je ne vous demande qu’une seule chose, que vous vous apaisiez un peu.
— Je vous le promets.
Elle lui épongea le front, puis sortit.
Éléonore se rendit le matin même au faubourg Saint-Germain. Elle fut assez perspicace pour ne pas annoncer l’objet précis de sa visite. Elle se contenta de dire au majordome qu’elle souhaitait évoquer une affaire de la plus grande importance. Par chance, Gabrielle ne fit pas le rapprochement avec Antoine. Intriguée, elle reçut Éléonore, seule, dans son salon. La résolution de Mme d’Anville, l’amour maternel qu’elle vouait à Antoine lui permirent de maîtriser tant bien que mal ses émotions.
— Eh bien, Madame d’Anville, que puis-je faire pour vous ?
Gabrielle la dévisageait sans aménité ni hostilité, avec une sorte d’indifférence polie.
— Je suis venue vous entretenir de mon protégé, le jeune Antoine Loisel. Il est au plus mal. Je crains pour sa santé. Il ne passera peut-être pas le mois si nous ne parvenons à le réconforter.
À ces mots, la physionomie de Gabrielle s’enveloppa d’une expression de haine froide. La veuve se redressa sur son siège à la manière d’un serpent.
— Je crains que vous ne perdiez votre temps, Madame. Il n’y a rien que je puisse faire pour M. Loisel.
Éléonore venait de sonder toute la noirceur de Gabrielle. Elle comprit intuitivement qu’avec une telle femme, il ne fallait pas baisser la garde et qu’il n’y aurait jamais de combats à fleurets mouchetés. Loin de s’affadir, son instinct maternel en fut fouetté.
— Madame, dit-elle d’une voix grave, tout en serrant la mâchoire, je ne laisserai à aucun prix dépérir ce jeune homme que je considère comme mon propre fils.
— Et moi, Madame, je trouve que vous êtes bien effrontée de venir chez moi la bouche pleine d’exigences. Quelle curieuse audace vous pousse donc à vous mêler de nos affaires de famille ? Que je sache, l’avenir de ma nièce ne vous regarde pas.
— Et je n’ai pas l’intention de m’en mêler, mais je vous le répète pour la dernière fois, je n’abandonnerai pas Antoine dans l’état où il se trouve. Votre nièce doit lui parler de toute urgence. Il ne s’agit pas de décider d’un quelconque mariage, mais tout simplement de lui porter assistance.
Voyant que Gabrielle allait lui opposer un nouveau refus, Éléonore s’empressa d’ajouter :
— Je crois que votre ami Gaspard de Virlojeux est très attaché à Antoine. Il ne supporterait pas qu’il lui arrive malheur. La décision du mariage appartient à votre frère, mais une simple entrevue ne vous engage à rien, tandis qu’un refus risquerait de vous faire perdre l’amitié de M. de Virlojeux à laquelle, il me semble, vous tenez particulièrement.
— Est-ce une menace ?
— Une simple constatation.
Gabrielle parut décontenancée. Elle avait soupesé depuis longtemps les pertes et profits de ses manigances, mais elle idolâtrait tant son cher Gaspard, qu’elle perdait toute assurance à la seule éventualité de s’en trouver éloignée. Cet homme lui avait donné le sentiment de remplir un vide immense. Depuis la mort de son mari, elle avait ruiné les fondations creuses sur lesquelles était bâtie son existence. C’était comme un théâtre où la dernière pièce était achevée depuis longtemps et dont la façade elle-même tombait en capilotade. Une fois son mari enterré, elle s’était retrouvée seule, en conciliabule avec sa haine, accompagnée de ses aigreurs et du vaste gâchis dont elle avait toujours orné sa vie. Avant de rencontrer Virlojeux, elle avait occupé son temps en billevesées mesméristes
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