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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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M’oublie donc point, j’veux pas être mangé par les bêtes.
    Antoine hésita. La proposition le soulageait. Il savait bien qu’il serait incapable de le tuer. Cet homme avait en outre un fond de sincérité dans le regard. Mais que voulait bien dire une voix, des mots, un regard ? Il avait connu tant d’imposteurs… Non, décidément, il ne pourrait pas lui enfoncer froidement sa lame dans le ventre.
    — Tu as une corde ?
    — À l’arrière de ma charrette.
    — Ne crie surtout pas, hein ? Sinon…
    L’homme hocha la tête de manière rassurante. Antoine fouilla la charrette et en sortit une corde, puis dénoua le foulard du paysan pour en faire un bâillon.
    Il lui avait déjà lié les chevilles et les poignets ; il s’apprêtait à le bâillonner, quand son prisonnier fit un mouvement de recul.
    — Attends donc une seconde ! Les gardes me connaissent bien. Dès qu’ils auront vu mes papiers, ils sauront que tu es un imposteur. T’as qu’à prétendre que t’es mon cousin Jacques, et que tu me remplaces pour la journée. Je leur ai dit hier qu’il était de passage. Ils ne se méfieront pas.
    Antoine ne s’attendait pas à une telle complaisance de la part d’un homme qu’il menaçait de mort.
    — Et n’oublie pas de revenir me chercher, hein, ou de prévenir quelqu’un si t’es arrêté. Avec ma goutte, j’tiendrai pas ben longtemps.
    Le jeune homme le fixa un moment d’un air grave puis, sans rien dire, trancha les liens qu’il venait lui-même de nouer.
    — Adieu, lança-t-il avec des yeux tendus qui signifiaient : « Ma vie est désormais entre tes mains. »
    — Bon courage, mon p’tit, répondit Moriceau… Attends, j’ai encore une chose à te dire ; les gardes ont surnommé un des leurs « Trois-Couilles », parce que le bougre pense qu’à la bagatelle toute la sainte journée, ça peut pt’être t’aider…
    — Qu’est-ce que tu transportes ?
    — Du vin, ne le perds pas, c’est de l’argent et du travail. Laisse la charrette à l’entrée des Halles, j’attendrai deux jours pour envoyer un gars la chercher.
    Antoine le remercia, monta sur l’attelage et partit affronter son destin.

X
    Il se retrouva rapidement devant le piquet de gardes nationaux qui surveillaient l’entrée de la ville.
    — Papiers ! demanda l’un d’eux, un maigrelet à la mine patibulaire.
    Antoine les lui tendit.
    — Mais ce sont ceux du père Moriceau ! Où as-tu donc volé ça, gredin ?
    Le Toulousain parvint à garder son sang-froid et répondit sur un ton enjoué :
    — J’suis le cousin d’Étienne… Jacques. Il vous a parlé d’moi hier. En tout cas, y m’a parlé d’vous. Eh ! Dame ! Un nom comme Trois-Couilles ! Ça n’s’oublie point !
    Les gardes éclatèrent de rire tandis que le jeune soldat, qui portait l’élégant sobriquet, devint rouge comme une tomate.
    — Un sacré farceur ton cousin, gouailla le patriote en rendant les papiers à Antoine. Bien, tu peux aller vendre ta marchandise aux Halles, citoyen.
    Loisel s’apprêtait à partir, mais un troisième soldat le héla.
    — Eh ! si tu veux te divertir, va donc au Bouffay, on y guillotine aujourd’hui plusieurs brigands.
    Antoine se força à sourire puis entra dans la ville. Quelle ironie du destin ! Sept mois plus tôt, il était lui-même parvenu jusqu’au cœur de Nantes avec cette armée de brigands dont on exterminait aujourd’hui les survivants par fournée de mille et de cent.
    Il erra un moment à la recherche de Marc Favier, dont il ignorait l’adresse, se faisant passer pour un paysan à la recherche d’un médecin. La ruse était assez grossière, mais Antoine ne pouvait changer de déguisement.
    En arrivant au Bouffay, il découvrit la guillotine, peinte en rouge vif et disposée au centre de la place. Il s’écarta pour laisser passer une charrette pleine de condamnés. Elle contenait des hommes, des femmes et des adolescents, debout, entassés les uns contre les autres, le corps décharné, couvert de guenilles nauséabondes.
    Antoine examina avec angoisse tous ces malheureux pour essayer de trouver Amélie. Il ne la vit pas. Et, d’ailleurs, s’il l’avait vue, qu’aurait-il pu faire ? Probablement se dénoncer afin de mourir avec elle. Il ne comptait pas lui survivre. Il croisa le regard d’une jeune fille assez belle. Elle n’avait pas plus de seize ans. Il évita de penser à la femme qu’elle aurait pu devenir, à l’homme et aux enfants

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