Dans l'ombre des Lumières
baragouiner.
— Donne-moi des détails sur ce comte de Saint-Amant. Je voudrais être sûr qu’il s’agit bien de la personne que je connais.
Et, sans imaginer qu’il se condamnait ainsi à mort, Enrique raconta tout ce qu’il savait sur le gentilhomme français. M. de Saint-Amant avait émigré en Espagne dès le début de la Révolution avec sa femme et son fils unique. Mais ce dernier avait rapidement rejoint l’armée de Condé avant de participer à l’expédition de Quiberon où il avait trouvé la mort (le paysan prononçait Kabéron ). Depuis, la haine des Saint-Amant pour la Révolution revêtait un caractère mystique où se confondaient le zèle pour la religion, le conservatisme politique et la volonté ardente d’assouvir une vengeance personnelle. Aux dires d’Enrique, qui avait servi chez eux pendant plusieurs années, Mme de Saint-Amant était une femme fragile et bien plus brisée que son mari. Voisard crut comprendre que la rigidité de ce dernier lui servait de béquilles. Enfin, après avoir fui l’occupation française, le couple avait retrouvé sa villa près de San Martin de La Vega.
Voisard jubilait. Ce paysan venait de lui offrir une formidable imposture, la plus belle, la plus aisée dont il eût jamais rêvé. Ce serait son chef-d’œuvre. Alléguant la fatigue, il insista pour ne pas entrer dans Madrid avant le lendemain matin et, la nuit venue, il égorgea Enrique dans son sommeil.
1 - Le somaten (tocsin) désigne à la fois les milices catalanes et la mobilisation de masse. Les miquelets étaient des partisans d’origine cévenole ou catalane qui formaient les meilleures troupes d’infanterie légère de l’armée espagnole depuis le XVI e siècle.
2 - Hérétiques en catalan.
VII
Un serviteur lui ouvrit la porte. Voisard se présenta, le capuchon sur la tête, afin de masquer les traits de son visage.
— Que puis-je faire pour vous, mon père ? demanda le domestique en espagnol.
— Je suis français, répondit le faux moine. Je voudrais parler à vos maîtres.
L’homme alla chercher Mme de Saint-Amant. Après quelques instants, cette dernière apparut dans le vestibule. Elle invita le prêtre à entrer.
— Venez-vous pour les aumônes, mon père ?
— Non, Madame la comtesse, je voudrais vous parler en particulier. Je ne puis dévoiler mon identité à vos gens, c’est pourquoi je prends la liberté de conserver mon capuchon.
— Veuillez me suivre, répondit-elle intriguée.
Elle le conduisit dans le salon dont elle ferma les portes. Une fois qu’il fut certain de ne pas être aperçu par les domestiques, Voisard se découvrit. La comtesse tressaillit en voyant son visage tandis que Voisard jubilait intérieurement.
— Vous paraissez troublée, Madame, dit-il avec une parfaite hypocrisie.
— Eh bien, mon père, cette ressemblance…
— Oui ?
— Vous jugerez vous-même tout à l’heure en voyant mon mari… Que nous vaut le plaisir de votre visite ?
— J’ai un besoin urgent de votre aide. Si Monsieur le comte a la bonté de se joindre à vous pour que je vous explique toute l’affaire.
— Je vais le chercher, fit-elle déconcertée.
— Mais je vous en prie, insista Voisard, vos domestiques, ne doivent en aucun cas voir mon visage.
Elle revint avec son époux. Les deux hommes se regardèrent un moment avec étonnement, tant leur ressemblance était frappante. Les yeux de Voisard étincelaient de satisfaction.
— Mon père, fit Saint-Amant, nous direz-vous enfin…
— Pour commencer, je ne suis pas prêtre…
Les Saint-Amant eurent un mouvement de recul.
— Ne vous inquiétez donc pas, mes intentions sont les plus honnêtes qui soient. Mais je dois tout d’abord me présenter. Je m’appelle Louis-Jérôme de Cerquier, vicomte de Mercœur et suis en mission pour le compte de Ferdinand d’Espagne.
Voisard conta alors par le menu toute la fable déjà servie aux autorités anglaises et au père Ricardo. Il prit toutefois le soin de l’agrémenter de quelques nouveaux mensonges afin de l’adapter à la situation de ses interlocuteurs.
— Mais pourquoi voyager sous cette robe ? interrogea Saint-Amant. Les troupes de l’usurpateur ont quitté Madrid, et vous êtes en sûreté dans un territoire ami.
— N’en croyez rien, Monsieur. Je suis poursuivi par l’un des meilleurs espions du petit Corse ; un homme qui s’est fait un art de porter toutes sortes de déguisements, un homme aux côtés
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