Dans l'ombre des Lumières

la visite de Paris et la cour qu’il faisait très discrètement à Éléonore. Il s’arrangeait pour la voir seule. Au cours de cette période, entre la fin du mois de mai et la mi-juin, il vécut un état de grâce. Il découvrait la tendresse d’une femme qui n’avait pas le statut encombrant d’une mère ni celui incertain d’une maîtresse. Il profitait en outre de sa passion pour la peinture, passant des heures à effectuer des études, chez lui ou dans les rues de la capitale. Il dessinait des bâtiments, des jardins, des statues, des bourgeois et – malgré les recommandations de Desprez – quelques maraîchères ainsi que deux ou trois mendiants. De temps à autre, il se grisait de l’effervescence politique du moment, sans vouloir toutefois en subir les conséquences. Car les événements s’enchaînaient avec une rapidité étonnante. Tout était inédit, parfait, riche d’expériences nouvelles et l’avenir lui-même paraissait assuré.

IX
    Il venait de saluer les d’Anville et s’apprêtait à rentrer chez lui quand Éléonore le rattrapa sur le seuil de la porte.
    — J’allais oublier de vous dire, mon cher Antoine, nous avons eu ce matin la visite d’un homme tout à fait charmant, un avocat, venu exprès pour vous voir.
    — Un avocat ? Mis à part un de mes oncles, je n’en connais pas.
    — Lui, semble pourtant vous connaître, c’est l’un de vos compatriotes, maître Virlojeux, avec qui vous avez fait le voyage de Toulouse.
    — Je m’en souviens parfaitement, en effet…
    — Un homme poli et très délicat. Il possède tant de connaissances ! Malgré les occupations que j’avais ce matin, je l’ai écouté pendant une heure et demie. C’est un personnage bien fascinant que vous avez rencontré là. Pourquoi donc nous l’avoir caché si longtemps ?
    — Mais je…
    — Ah ! Antoine ! Vous a-t-il peint son séjour chez les Peaux-Rouges et dit de quelle manière il a su leur échapper ?… J’avais l’impression de courir avec lui parmi les sauvages.
    — Eh bien, ma foi…
    — Non ? Vraiment ! Il vous aura alors conté les relations qu’il entretient ici, en France, au sein de la Cour et des états généraux. On le dit proche du marquis de La Fayette. Un bienfaiteur… Je nourrissais quelques préventions à l’égard de la politique attentiste des communes. N’était-il pas irresponsable de la part du tiers état de retarder les réformes dont le peuple a tant besoin, et cela uniquement pour obtenir la réunion des trois ordres ! Mais il m’a ouvert les yeux. Les choses me paraissent désormais sous un jour différent.
    Éléonore était tellement enthousiaste que, contrairement à son habitude, elle ne laissait pas à Antoine le loisir de dire un seul mot. Elle était radieuse et pétillante comme une femme amoureuse. Une vénération si soudaine, si excessive, excéda Antoine, d’autant plus qu’elle ne lui était pas destinée. En réalité, c’était bien la première fois qu’Éléonore admirait quelqu’un d’autre en sa présence. Pour tout dire, il en fut affreusement jaloux.
    — Vous a-t-il laissé son adresse, j’ai dû l’égarer ?
    — Non, il m’a promis de revenir dès demain, dans la matinée. J’ai l’audace de penser que c’est un peu pour converser avec moi. C’est un homme fort occupé, vous savez.
    — Je ne voudrais surtout pas vous importuner pendant votre entretien, maugréa Antoine avec une note de dépit dans la voix.
    Éléonore réalisa soudain qu’elle l’avait blessé. Elle changea aussitôt de comportement et lui effleura la joue du bout des doigts.
    — Mon cher ami, ne faites point la bête, vous savez tout ce que vous représentez pour moi.
    Elle resta un moment pensive, puis demanda, en riant de plaisir.
    — Ne me dites pas que vous êtes jaloux ?
    — Moi, jaloux ? Et pourquoi le serais-je ? Je me souviens maintenant fort bien de ce Virlojeux. Un bienfaiteur en effet ; il est sans doute bon de le compter parmi ses amis. Je serai heureux de le revoir demain.
     
    Antoine rentra chez lui et passa une partie de la soirée à retourner en tous sens ce qu’Éléonore lui avait confié. Il ne comprenait toujours pas l’engouement soudain qu’elle éprouvait pour l’avocat de Toulouse. Un élan si foudroyant lui parut suspect. Virlojeux ! Elle ne l’avait vu qu’une seule fois dans sa vie, et pendant moins de deux heures ! Comment cet homme, ce parfait inconnu, pouvait-il produire un