Dissolution

mettre la puce à l’oreille avant de disposer de preuves.
    « Je n’ai jamais cru qu’elle avait dérobé ces calices et
qu’elle s’était enfuie, vous savez, dit-il tranquillement.
    — C’est pourtant ce que vous avez déclaré à dame Stumpe.
    — Ça donnait cette impression et c’est la version que l’abbé
Fabian nous avait enjoint de répandre. Il y tenait beaucoup. J’espère que vous
découvrirez qui l’a jetée là-dedans, ajouta-t-il d’un ton lugubre. Ce jour-là, j’aimerais
assez passer un petit moment seul à seul avec le coupable. »
    Son visage était animé d’une juste colère.
    « J’imagine, en effet, que ça ne vous déplairait pas, fis-je
sèchement. Et maintenant, veuillez m’excuser, car je suis en retard pour un
rendez-vous. »
    **
    Alice attendait dans la cuisine de l’infirmerie, de gros
protège-chaussures aux pieds et un vieux manteau de laine à côté d’elle.
    « Vous devriez mettre quelque chose de plus chaud que ça,
lui conseillai-je. Il fera très froid là-bas.
    — Ça suffira, répondit-elle en s’emmitouflant dans le
manteau. Il appartenait à ma mère et il lui a tenu chaud pendant trente hivers. »
    Nous nous dirigeâmes vers le portail qui s’ouvrait dans le
mur de derrière, en suivant le sentier que Mark et moi avions emprunté la
veille. Je constatai avec surprise qu’elle me dépassait d’un bon pouce. C’est
le cas de la plupart des hommes à cause de la courbure de mon dos, mais en
général je peux regarder les femmes droit dans les yeux. Je me demandai ce qui
en elle nous avait attirés, Mark et moi, car elle ne possédait guère la pâleur
et la délicatesse d’une beauté classique. Mais les donzelles blondes et
minaudières ne m’avaient jamais attiré. J’avais toujours aspiré à la rencontre
de deux fortes personnalités s’embrasant l’une l’autre. À cette pensée, mon
cœur battit à nouveau la chamade.
    Nous passâmes devant la tombe de Singleton, dont le marron
foncé tranchait toujours sur l’éclatante blancheur. Alice était aussi distante
et taciturne que Mark la veille. J’enrageais d’être derechef en butte à ce
mutisme hautain. Avaient-ils ensemble mis au point cette tactique, ou bien l’avaient-ils
chacun adoptée spontanément ? Il est vrai que les façons de marquer son
mécontentement vis-à-vis de ceux qui détiennent le pouvoir ne sont pas légion.
    Comme nous traversions péniblement le verger, où un vol de
corbeaux affamés croassaient dans les arbres, j’essayai de faire la
conversation. Je lui demandai comment il se faisait qu’elle avait passé son
enfance à jouer dans les marais.
    « Deux gamins habitaient dans une maisonnette près de la
nôtre. Des frères : Noël et James. On avait l’habitude de jouer ensemble. Leurs
familles vivaient de la pêche depuis des générations. Ils connaissaient tous
les chemins traversant les marais, tous les repères qui permettent de rester
sur la terre ferme. Leur père était pêcheur mais aussi contrebandier. Ils sont
tous morts aujourd’hui, leur bateau ayant sombré au cours d’une violente
tempête il y a cinq ans.
    — Je suis désolé de l’apprendre.
    — C’est le sort qui guette tous les pêcheurs. »
Elle se tourna vers moi, haussant un rien le ton. « Si des gens
transportent des étoffes en France et ramènent du vin, c’est parce qu’ils sont
pauvres !
    — Je ne cherche pas à faire inculper des gens, Alice. Mais
seulement à savoir si des sommes d’argent dont l’origine est inconnue, et
peut-être la relique disparue, ont pu prendre ce chemin. »
    Nous arrivâmes en face de l’étang. Un peu à l’écart, quelques
serviteurs surveillés par un moine s’activaient près d’une petite porte d’écluse
dans le cours d’eau. Je vis que le niveau de l’étang avait déjà baissé.
    « Le frère Guy m’a parlé de cette jeune malheureuse, dit
Alice en serrant son manteau plus près de son corps. Il m’a dit que je l’ai
remplacée.
    — En effet. La pauvre créature n’avait aucun ami, à part
Simon Whelplay. Vous, il y a des gens qui vous protègent. » Apercevant une
lueur d’inquiétude dans ses yeux, je lui fis un sourire rassurant. « Venez.
Nous voici parvenus au portail. J’ai la clef. »
    Nous sortîmes et je me retrouvai une nouvelle fois devant l’étendue
blanche des marais, la rivière au loin et la petite butte aux bâtiments en
ruine à mi-chemin.
    « J’ai failli me noyer, la première