Du sang sur Rome
durcit.
— C’est pas Gallius qu’a peint ça.
— Je m’en doute. On dirait du sang.
— C’en est.
— Tu parles trop, le vieux.
Sourcils froncés, la femme tapait plus fort sur le comptoir.
— Il y a des choses qu’on doit voir, mais dont on parle
pas.
— La ferme ! Si c’était moi, y a longtemps que j’aurais
lavé ça. C’est toi qu’as voulu que ça reste ; y a pas à s’étonner que les
gens le remarquent.
— C’est là depuis longtemps ?
— Oh, depuis plusieurs mois. Depuis l’automne.
— Et d’où vient cette marque ?
— Un homme a été tué en pleine rue, un riche à ce qui
paraît. Tu te rends compte : tué à coups de poignard, juste devant chez
moi !
— La nuit ?
— Évidemment. Autrement, il serait tombé en plein chez
nous. Par Hercule, on n’en aurait jamais vu ni entendu la fin !
La femme se tenait le front baissé, comme un taureau.
— Tu ne sais rien, tu ferais mieux de te taire, va !
Demande plutôt à ce brave homme s’il désire quelque chose.
— Tu permets, je sais qu’on a tué un homme, aboya le
vieux.
— Nous, on n’a rien vu, rien entendu. Seulement les
racontars le lendemain.
— Des racontars ? C’était quelqu’un du quartier ?
— Pas que je sache, fit l’épicier. On dit seulement que
des habitués des Cygnes se trouvaient là quand on a retourné le corps, et qu’ils
l’ont reconnu.
— Les Cygnes ?
— Une maison de plaisir, réservée aux hommes.
Personnellement, je n’y mets jamais les pieds. (Il baissa la voix.) Mais mon
fils m’en a raconté de belles, sur cet endroit.
Sur le comptoir, les coups redoublaient de férocité.
— En tout cas, on était monté se coucher quand c’est
arrivé.
— Et tu n’as rien entendu ? On pourrait penser qu’il
y a eu des cris, du bruit…
L’homme ouvrit la bouche, mais sa femme l’interrompit.
— Les chambres sont par-derrière. On n’a pas de fenêtre
sur la rue. Et puis, qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
Je haussai les épaules.
— C’est seulement qu’en passant, j’ai remarqué cette
empreinte. C’est curieux que personne n’ait pensé à badigeonner par-dessus.
— C’est ma femme, ça. Superstitieuse, comme toutes les
femmes !
— Un voyou y réfléchira à deux fois avant de pénétrer
un magasin avec une main sanglante à l’entrée. Les voleurs, on leur coupe la
main, tu sais bien. Cette empreinte, elle a une force. Si c’était nous qu’on l’avait
peinte, ça marcherait pas. Mais la marque d’un homme qui meurt, faite de sa
main, avec son sang, elle a une force, j’te dis. Demande à cet étranger. Il l’a
bien sentie, lui. N’est-ce pas ?
— Moi, je l’ai sentie !
C’était Tiron derrière moi. Trois paires d’yeux le fixèrent.
Il devint rouge comme une tomate.
— Dites-moi : qui a vu le meurtre ? Les gens
ont dû parler dans le quartier. Tout le jour, on entre et on sort de chez vous.
S’il y a des témoins, vous devez être au courant ?
Le vieux cessa de se racler la gorge et me dévisagea
longuement, puis regarda sa femme. Elle se taisait, l’air revêche, mais
peut-être y eut-il un signe imperceptible, car lorsqu’il se retourna vers moi,
on eût dit qu’il avait obtenu la permission de parler.
— Il y a eu une personne… une femme. Elle habite l’immeuble
en face. Elle s’appelle Polia. Une jeune veuve. Elle habite avec son petit
garçon, qui est muet. Un client nous a dit que Polia racontait à tout le monde
qu’elle avait vu le meurtre de ses yeux, depuis sa fenêtre. Naturellement,
quand elle est passée au magasin, je lui ai demandé. Et tu sais quoi ?
Elle a refusé d’en parler. Pas un mot, muette comme une tombe, elle aussi. Sauf
pour dire que je devais plus jamais lui poser de questions là-dessus, et jamais
parler à personne de rien qui puisse…
Il pinça brusquement les lèvres l’air coupable.
— Sais-tu s’il aime les figues, son petit garçon ?
fis-je en choisissant précautionneusement quelques spécimens.
Tiron, qui portait mon sac en bandoulière, fouilla et sortit
un as de cuivre.
— Non, Tiron, plus que ça. Donne un sesterce à l’épicier,
et qu’il garde la monnaie. Après tout, ton maître me paye les frais.
Le vieux examina la pièce d’un air soupçonneux.
— Bien élevé, avec ça. Tu es sûr que tu peux pas me le
vendre ?
Je souris et fis signe à Tiron de me suivre.
10
L’immeuble en face de nous était une
Weitere Kostenlose Bücher