Duel de dames
du
monstre, déploya l’étendard à la croix écarlate et déclama : « Je
suis le grand saint Georges, général des croisés. Au nom du roi de France, je
réunirai sous ma bannière tous les chrétiens unis à nouveau ensemble, et je
conduirai victorieusement Charles le Bien-Aimé jusqu’à Jérusalem. »
Alors l’histrion s’avança vers le roi, gravit les
marches de l’estrade, s’agenouilla, et lui tendit la hampe de sa bannière à
travers la table, comme l’on se passe un flambeau. Toute l’assemblée se leva, et
applaudit Charles VI qui salua à son tour, brandissant l’oriflamme sacrée
avec exaltation.
Le message était clair, le souverain renouvelait sa
promesse de faire sa Grande Croisade, sous la protection de saint Georges.
*
Isabelle, épuisée, après branles, caroles ou sarrasines,
se reposait sur une banquette tandis que le bal se poursuivait. La duchesse de Berry
vint s’affaler près d’elle.
— Quelle fête, ma reine, souffla-t-elle, il n’y
a qu’en cour de France que l’on en voit de telle.
— Vous semblez heureuse, madame.
La reine n’oubliait pas que cette dernière avait
été mariée à douze ans à un vieux barbon quinquagénaire, le duc de Berry. Aujourd’hui,
la duchesse ne devait guère avoir plus de quinze ans. Sa propre expérience, lors
de sa nuit de noces à treize ans, avait été désastreuse, et pourtant le roi
était jeune et beau.
— Je le suis, madame, d’avoir été si
heureusement mariée, c’est pourquoi je suis si reconnaissante au seigneur
Bureau de la Rivière d’en avoir été l’artisan, répondit Jeanne.
— Vous lui avez sauvé la vie en faisant
prévenir ma chambellane qu’il était condamné à mort, avec d’autres. C’est tout
à votre honneur.
— C’est le moins que je pouvais faire, je lui
serai éternellement redevable de ma nouvelle position, dit la jeune comtesse de Boulogne
avec un soupir d’aise en se laissant aller contre le dossier.
Isabelle remarqua alors son petit ventre rond.
— Madame, sourit-elle, ne me cachez-vous rien ?
— Ah ! fit cette dernière en suivant le
regard de la reine. Certes non, je ne suis pas grosse, mon époux n’est guère
conquérant en ce domaine. Le seigneur de Berry m’adore comme une œuvre d’art,
et je dois figurer sur ses miniatures, ses tableaux, ses tapisseries. Je pose
actuellement pour son tailleur de pierre, Jean de Dammartin, il veut que ma
statue orne la cheminée de la grande salle de son palais de Poitiers. Et
je dois dire que les ciseaux de cet artisan me font déjà avantageusement sortir
de la pierre. Il veut rendre hommage à ma beauté, dit-il.
Jeanne de Boulogne était ravissante, le teint
mat, des yeux de mauresque, une taille de guêpe, des petits seins haut plantés,
et une chevelure de pain brûlé ; sa beauté juvénile avait de quoi séduire.
Isabelle avait aujourd’hui vingt-deux ans, elle se sentit vieille d’un seul
coup, fatiguée. En six ans, c’était sa cinquième grossesse.
— N’avez-vous pas remarqué, madame la reine, combien
de belles dames portent le ventre en avant, et le renforcent avec un coussin ?
continuait Jeanne de Boulogne. Enfin, pour celles qui en ont besoin, ajouta-t-elle
avec malice.
Non, Isabelle n’y avait pas pris garde. Elle
observa la carole qui se déroulait sous ses yeux, c’étaient d’abord les
coiffures extravagantes des femmes qui sautaient au regard : des cornes de
toutes formes étaient d’une hauteur invraisemblable. Les voiles se portaient
élevés, retombant en cascade, comme la propre parure de tête qu’elle avait
adoptée ce soir. Les maîtres de l’Université stigmatisaient cette mode outrancière,
Nicolas de Clamanges [62] avait écrit : « Ignorez-vous que le Diable est représenté souvent
sous la forme d’une femme cornue ? Les dames mènent grands et excessifs
états, et cornes merveilleuses, hautes et larges ; et ont de chaque côté, au
lieu de bourrelets, deux grandes oreilles si larges que, quand elles veulent
passer l’huis d’une chambre, il faut qu’elles se tournent de côté et se
baissassent. »
Il est vrai que les atours étaient à l’outrance. Les
robes et les manches étaient traînantes, les poulaines exagérément longues et
retournées et leur pointe tenait par une fine chaînette d’or attachée à la
cheville.
Isabelle remarqua en effet que certaines
courtisanes avaient la taille étranglée sous les seins, qui s’en
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