Elora
connaissait bien. Nombre de fois, elle l’avait vu à Sassenage lorsqu’il y escortait le baron Jacques. Et souvent même dans la maison de son propre père, le forgeron du château.
Pour autant, lorsqu’elle se planta devant lui, il ne sembla pas la remettre. Fanette s’y attendait. Non seulement la vie l’avait transformée, mais elle était censée avoir péri noyée dans les eaux du Furon, dix ans plus tôt.
Il la jaugeait durement derrière ses sourcils en brosse et sa barbe éternellement remontée jusqu’aux oreilles décollées. À l’exception des fils blancs qui parsemaient son poil brun et des poches alourdies sous ses yeux, il n’avait pas changé.
— Comme ça, tu prétends connaître ces trousse-chemises que tout le pays recherche…
— Je ne prétends rien. J’ai été une des leurs, contrainte et forcée. De toutes les manières d’ailleurs, ajouta-t-elle en affichant un masque de détresse.
Dumas mordit l’intérieur de sa bouche. Il se repoussa contre le mur de pierre qui lui servait de dossier, réunit les mains et croisa ses gros doigts sur une satisfaction intérieure. Si cette fille disait vrai, c’en était terminé de cette bande armée.
— Tu as participé à leurs attaques ?
Fanette se signa.
— Jamais. Ils avaient bien trop peur qu’on me reconnaisse.
Dumas esquissa un sourire narquois.
— Voyez-moi ça… Et qui es-tu donc, princesse, pour qu’on fasse autant de cas de toi ?
Les yeux de Fanette s’embuèrent, son menton trembla. Elle balaya l’air lourd de la pièce d’un geste désabusé et, d’une voix morte constata :
— Plus personne, si même vous qui m’avez tenue sur vos genoux ne me croyez pas.
Dumas tiqua.
— Je t’aurais tenue sur mes genoux, moi ? répéta-t-il en reprenant une posture et une voix plus fermes.
Comme une petite fille malmenée, elle noua les mains dans son dos, hocha la tête, des larmes plein les joues.
— C’est moi, sire Dumas, la petite Fanette du Jeannot de Sassenage. C’est moi qui la première ai fourbi cette épée à votre flanc. Mon père vous l’a livrée le jour où damoiselle Hélène est revenue de Saint-Just-de-Claix. C’est moi que mes pauvres parents ont cru noyée.
Dumas sursauta. Le visage d’une fillette rieuse, constellé de taches de son, se superposa à celui de cette femme en larmes dont chaque ride précoce semblait raconter l’horreur. Oui, maintenant il se souvenait.
— Foutredieu ! jura-t-il en bondissant de son siège.
Et tandis qu’il fondait sur elle pour la prendre contre lui, tout enclin à présent à l’entendre et à la réconforter, Fanette songea qu’ainsi invoqué le Très-Haut ne pouvait être que de son côté.
8
Derrière cette allure de conquérant qui venait, en moins d’une heure, d’envoûter les dames de compagnie de Sidonie, Enguerrand de Sassenage cachait une blessure que le temps ne parvenait pas à refermer.
Dix ans auparavant, tout juste embarqué pour l’Orient, il avait rencontré la belle Mounia que le prince Djem, son époux, venait de condamner à mort pour haute trahison. Reconduite à Rhodes sous la protection des Hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean, l’Égyptienne n’avait dû la vie qu’à l’intervention d’Enguerrand.
À partir de cet instant, leur existence à tous deux avait basculé. D’un seul regard, ils avaient su qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.
Hélas ! l’homme qui commandait le détachement de l’ordre avait jeté son dévolu sur Mounia. Ils avaient dû fuir. Ensemble se cacher en Sardaigne où Mounia s’était convertie à la religion catholique et était devenue sa femme. Au soir de leurs noces, elle lui avait raconté l’étrange histoire d’un flacon bleu de forme pyramidale dérobé au prince Djem, d’une carte antique que détenait son père resté en Égypte, et de la prophétie qui y était rattachée 1 . Au cœur d’un des nuraghes de la région de Goni où ils avaient trouvé refuge, Enguerrand avait assisté au macabre ballet de l’âme des Géants de l’île. Il avait perçu jusqu’en sa chair le pouvoir des Anciens et découvert enfin le sens de leur existence. Lors, forts de l’enfant que Mounia attendait, ils s’étaient rendus en Égypte pour se confronter à leur destin.
Un voile douloureux balaya le visage d’Enguerrand à cet instant de son récit. Captivée, Sidonie en avait oublié la ronde des heures et sursauta quand les cloches de la chapelle
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