En ce sang versé
humi… Les enlumineurs sont à l’image de fourmis, traquant pour leur satisfaction des détails infimes que nul autre ne remarquera, tenta-t-elle de se justifier en s’embourbant.
Elle avait ravalé la vertu « d’humilité », sans doute parce qu’Henriette n’en faisait guère montre. Une première encoche à ce déluge d’éloges. Ce détail infime s’ajoutait à l’intuition qui frémissait en l’exécuteur. Ce deuil auquel il s’était associé, un peu contraint et seulement pour se conserver les bonnes grâces de Tisans, déboucherait-il vers autre chose qu’un ignoble meurtre d’opportunité commis par un vaurien ? Conscient qu’il mettait la charrue avant les bœufs, il s’exhorta à la prudence. Après tout, coutume voulait que l’on couvrît les défunts de dithyrambes, quand bien même on se félicitait de leur trépas.
— Il est vrai que le scriptorium est une aimable pièce, reprit-il. Tant de merveilles sont couchées sur les feuillets qui préservent le génie des grands penseurs. De plus, il y fait doux.
— Oui-da. Les encres gèlent si vite, et ces scélérates de moisissures et de larves d’insectes se délectent de l’humidité d’un lieu. Songeant soudain qu’il accusait peut-être Henriette ou elle de mollesse de confort, elle précisa d’un ton précipité : En plus de lire et de s’intéresser aux ouvrages que je restaurais, Henriette… travaillait.
— À quoi ?
Elle papillota à nouveau des paupières et son regard se perdit derrière lui. Elle serra les lèvres, les doigts de sa main droite se refermant en poing. Elle prit une longue inspiration et il sut qu’elle allait mentir.
— L’éloge d’une vie de sainte, bafouilla-t-elle enfin.
— Je suis certain que monsieur de Tisans aimerait savoir à quelle noble et parfaite existence sa fille se consacrait, la poussa Hardouin.
— Euh… Eh bien, mais… sainte Apolline qui, après avoir été brutalement édentée, sauta dans un brasier et y fut consumée vive plutôt que de prononcer les paroles impies qu’on exigeait d’elle.
— Oh, remarquable. Madame ma sœur, selon vous, une vile âme aurait-elle pu détester Henriette ou lui tenir rancune ?
— Non pas, jamais ! Je vous l’affirme, elle était une lumière, un guide, un modèle pour nous toutes. Quel effroyable chagrin, quelle immense perte !
Et pourtant, le regard myosotis, qui abandonna un point situé dans son dos pour se fixer à nouveau sur lui, resta glacial.
— Acceptez, je vous prie, toute notre reconnaissance pour votre patience et votre sincérité qui nous aident fort, déclara Hardouin, en détaillant le fard qui montait aux joues pâles de la religieuse.
Elle se leva et, après un rapide salut de tête, quitta le parloir.
— Merci, Venelle, de ne pas me tenir rigueur de mon mutisme, de l’errance de mon esprit, lâcha soudain messire de Tisans. Je… Enfin… j’ai senti que si je participais à cette conversation… je ne parviendrais pas à retenir mes pleurs. Il nous est tellement plus aisé de nous laisser aller aux intenses expressions de désespoir face à une femme, surtout une servante de Dieu. Aussi vous ai-je abandonné la déplaisante corvée de mener cet entretien. D’autant que notre entrevue avec l’acide Brunaude de Livessan m’avait encore davantage attristé.
— Corvée ? Non pas, rétorqua l’exécuteur de Haute Justice en se tournant d’un bloc sur sa chaise.
Sur le mur de brique situé derrière lui était accrochée une toile assez grande, de médiocre facture, représentant un évêque à genoux, entouré d’une nuée de paysans en guenilles, se battant armés de piques, de bâtons contre des soldats romains en casque, glaive brandi.
Hardouin se leva et s’approcha du tableau afin de le détailler. La voix de Tisans s’éleva :
— Saint Denys 12 , évêque d’Alexandrie, dans une représentation classique, puisqu’il fut sauvé par des paysans chrétiens alors que les soldats de l’empereur Dèce le traînaient en captivité 13 .
— Mais bien sûr ! s’exclama Justice de Mortagne en retenant un rire, malvenu en ces circonstances. La lettre. La lettre de saint Denys d’Alexandrie à Fabien d’Antioche, dans laquelle il évoque le martyre de Saint Apolline et d’autres ! Savoureuse association d’idées, dans l’urgence.
— Votre pardon ?
— Alors que j’interrogeais Muriette Letoine sur ce qu’écrivait votre regrettée fille, elle s’est
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