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En Route

Titel: En Route Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Joris-Karl Huysmans
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eux, car ils se connaissent à peine, puisque toute conversation est interdite.
    Pensez aussi que ces pauvres gens n'ont jamais un mot aimable, un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent de l'aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle, jamais il ne dit au bon ouvrier qu'il est content.
    Considérez encore que, l'été, lorsque pour faucher la moisson, l'on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là se reposent quand le soleil torréfie les champs ; ils s'assoient à l'ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s'ils ont soif et ils mangent ; et le convers les regarde dans ses lourds vêtements ; et il continue sa besogne et il ne mange pas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempées pour résister à une vie pareille ! - Mais enfin, dit Durtal, il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle se relâche.
    - Jamais ; il n'y a même pas, ainsi que dans des ordres bien austères pourtant, - chez les carmélites, pour en citer un, -une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici, le silence est éternel.
    - Même lorsqu'ils sont ensemble au réfectoire ?
    - On lit alors les conférences de Cassien, l'echelle sainte de Climaque, les vies des pères du désert, ou quelque autre volume pieux.
    - Et le dimanche ?
    - Le dimanche, on se lève une heure plus tôt ; mais c'est en effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices, passer tout leur temps dans l'église !
    - L'humilité, l'abnégation, exacerbées jusqu'à ce point, sont surhumaines ! s'écria Durtal. - Mais, pour qu'ils puissent se livrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encore faut-il qu'on leur accorde, en quantité suffisante, une nourriture assez forte.
    M. Bruno sourit.
    - Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent même pas ceux qu'on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrent avec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de lie par verre. Ils en ont la valeur d'une hémine ou d'une pinte, mais ils peuvent l'allonger avec de l'eau, s'ils ont soif.
    - Et ils font combien de repas ?
    - Cela dépend. - Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu'une fois par jour, à 2 heures 1/2 - et, durant le Carême, ce repas est reculé jusqu'à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûne Cistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 et l'on peut y ajouter le mixte, c'est-à-dire une légère collation le soir.
    - C'est effrayant ! Travailler et, pendant des mois, ne s'alimenter qu'à deux heures de l'après-midi, alors qu'on est debout depuis deux heures du matin et que l'on n'a pas dîné la veille !
    - Aussi est-on, parfois, obligé d'élargir un peu la règle et lorsqu'un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceau de pain.
    Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d'un ton pensif, que l'on desserre davantage encore l'étreinte de ces observances, car cette question de la table devient une véritable pierre d'achoppement pour le recrutement des Trappes ; des âmes qui se plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce que le corps qu'elles traînent après elles ne peut s'accoutumer à ce régime.
    - Et les pères mènent la même existence que les convers ?
    - Absolument, ils donnent l'exemple ; tous avalent la même pitance et couchent dans le même dortoir, sur des lits pareils ; c'est l'égalité absolue. Seulement, les pères ont l'avantage de chanter l'office et d'obtenir des communions plus fréquentes.
    - Parmi les convers, il en est deux qui m' ont particulièrement intéressé, l'un, tout jeune, un grand blond qui a une barbe allongée en pointe, l'autre un très vieux, tout courbé.
    - Le jeune est le frère Anaclet ; c'est une véritable colonne de prières que ce jeune homme et l'une des plus précieuses recrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon, il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinat de l'ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritable saint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons plus longuement, un autre jour, car il est temps que nous descendions ; l'heure de Sexte est proche.
    Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir. Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. - Et il remit à Durtal un petit chapelet de bois et l'étrange rondelle, gravée de lettres cabalistiques,

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