Essais sceptiques
intérêts des classes en question en Angleterre, et des corps organisés représentant les opinions de ceux qui croient qu’un homme ou une femme devraient être libres d’avoir des plaisirs qui ne nuisent pas aux autres, si bien que les Puritains n’eurent à lutter contre aucune opposition sérieuse et qu’on ne considéra pas leur tyrannie comme étant d’ordre politique.
Nous pouvons définir un Puritain comme un homme qui estime qu’un certain genre d’actes, même s’ils n’ont aucun mauvais effet visible sur d’autres personnes sont, par eux-mêmes, des péchés, et qu’on devrait pour cette raison les empêcher par les moyens les plus efficaces : si possible par le code criminel, et sinon par l’opinion publique aidée par une pression économique. Cette manière de penser est d’une respectable antiquité ; en fait, elle est probablement à l’origine du code criminel. Mais primitivement elle avait une base utilitaire, car on croyait que certains crimes excitaient la colère des dieux contre les communautés qui les toléraient et étaient donc socialement nuisibles. Cette conception est exprimée dans l’histoire de Sodome et Gomorrhe. Ceux qui tiennent cette histoire pour vraie peuvent justifier, pour des raisons utilitaires, les lois existantes contre les crimes qui conduisirent à la destruction de ces cités. Mais, de nos jours, même des Puritains adoptent rarement cette opinion. L’évêque de Londres lui-même n’insinua pas que le tremblement de terre à Tokyo était dû à la méchanceté particulière de ses habitants. On ne peut donc justifier les lois en question que par la théorie du châtiment de la vengeance, d’après laquelle certains péchés, même s’ils ne font de mal à personne sauf au pécheur, sont si odieux qu’il est de notre devoir d’infliger une peine au délinquant. Sous l’influence du Benthamisme cette opinion perdit de sa force durant le XIX e siècle. Mais récemment, avec le déclin du libéralisme, elle regagna le terrain perdu et elle nous menace actuellement d’une tyrannie aussi lourde que celle du Moyen Âge.
C’est en Amérique que le nouveau mouvement puise la plus grande partie de sa force ; c’est une conséquence du fait que l’Amérique est le seul vainqueur de la guerre. La carrière du puritanisme est bien curieuse. Il fut brièvement au pouvoir en Angleterre au XVII e siècle, mais dégoûta la masse des citoyens ordinaires à un point tel que jamais ils ne lui permirent plus de contrôler le gouvernement. Les Puritains persécutés en Angleterre colonisèrent la Nouvelle-Angleterre et plus tard le Middle West. La guerre civile américaine fut la suite de la guerre civile anglaise, car les États du Sud furent surtout colonisés par les adversaires du puritanisme. Mais tout au contraire de la guerre civile en Angleterre, elle se termina par la victoire permanente des Puritains. En conséquence, la plus grande puissance mondiale est contrôlée par des hommes qui héritent leurs conceptions des Ironsides de Cromwell.
Il ne serait pas juste de souligner les mauvais côtés du puritanisme sans reconnaître les services qu’il rendit à l’humanité. En Angleterre, depuis le XVII e siècle jusqu’à nos jours, il défendit la démocratie contre la tyrannie royale et aristocratique. En Amérique, il lutta pour l’émancipation des esclaves et contribua beaucoup à faire de l’Amérique le champion de la démocratie universelle. Ce sont de grands services rendus à l’humanité, mais ils appartiennent au passé. À notre époque, il ne s’agit pas tant de démocratie politique, que de faire régner l’ordre tout en assurant la liberté aux minorités. Ce problème exige une attitude différente de celle des Puritains ; il exige de la tolérance et des larges sympathies plutôt que de la ferveur morale. La largeur des sympathies ne fut jamais le point fort des Puritains.
Je ne dirai rien sur la victoire la plus remarquable du puritanisme, notamment la Prohibition en Amérique. En tout cas, les adversaires de la Prohibition ne peuvent pas faire de leur opposition une question de principe, car la plupart d’entre eux favoriseraient la prohibition de la cocaïne, qui poserait exactement la même question de principe.
L’objection pratique à faire au puritanisme comme à toute forme du fanatisme est qu’il choisit certains maux et les considère comme tellement plus odieux que d’autres qu’il veut les supprimer
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