Ève
sottement. Mais il doit y étouffer !
Noah rit tout bas.
— Tu lui demanderas. Viens.
Il me prit la main. Je frissonnai au contact de sa paume, si subjuguée par ce geste que, l'espace d'un instant, je ne sus plus ce qui était le plus extraordinaire : ce jardin devant moi ou la chair de Noah qui pressait doucement la mienne.
Il m'entraîna vers l'un des gros troncs qui nous faisaient face. L'entrelacs des lianes et des tiges lourdes de fleurs et parfois hérissées d'épines paraissait infranchissable. Pourtant, Noah n'eut qu'à écarter un peu de feuillage pour qu'apparaisse un étroit sentier. La lumière finissante du jour le nappait d'ombre. Nous fîmes quelques pas. Soudain, tout près, j'entendis le bruit du fleuve. Noah lança un sifflement étrange. Sans lâcher ma main il souleva une branche chargée de fleurs à l'odeur si entêtante qu'elle prenait à la gorge. Nous nous trouvions maintenant à l'orée d'un champ dont la bordure s'achevait parmi les galets du Gihon.
Alors, je le vis. Dans la lumière pourpre du soleil qui m'aveuglait, je ne distinguai d'abord que sa très haute et très mince silhouette couverte d'une tunique.
— Ah, te voilà ! me lança-t-il.
La voix me parut familière. Elle me rappelait celle de mon père Lemec'h. Il s'approcha d'un pas étonnamment léger.
Des branchages s'agitèrent. Seth émergea du feuillage.
— Tu as raison, mon fils, lui dit Adam. On s'y tromperait.
Il pivota pour mieux me voir dans la lueur du jour qui allait disparaître. Je vis son visage. Peut-être ai-je poussé un cri ou mis ma main devant la bouche, je ne m'en souviens pas.
J'étais stupéfaite. Malgré cette voix de vieillard que je venais d'entendre, Adam paraissait à peine plus âgé que Noah.
Et quand Seth vint se placer à son côté, ma stupeur s'accrut encore : le père et le fils se ressemblaient parfaitement. Même si le père me sembla bien plus jeune que son fils.
Adam eut un sourire moqueur et adressa un signe de connivence à Noah :
— Tu ne lui avais rien dit ? C'est bien.
L'un et l'autre semblaient s'amuser de ma surprise. Tout au contraire de Seth, qui conservait ce visage revêche qu'il n'avait cessé de me montrer depuis le matin.
— L'apparence est une chose, la vérité en est une autre, me dit-il. Cela, au moins, vous l'avez appris, à Hénoch ?
L'aurais-je voulu, je n'aurai pas trouvé la force de lui répondre. Adam approuva la remarque de Seth. D'un geste affectueux, il posa une main sur son épaule.
— Tu as raison, fils, dit-il de son étrange voix. Mais tu oublies trop volontiers que YHVH aime s'amuser avec nous. YHVH est joueur, Il l'a toujours été.
Il s'approcha de moi à me toucher, scruta mes yeux, ma peau.
— Alors te voilà, fille de Lemec'h, descendante de mon fils Caïn. Ta présence rafraîchit grandement mes vieux ans.
— Hélas, mon père, dit Seth, elle n'est pas venue seule. Elle est accompagnée de sa mère et de quelques-uns des bannis d'Hénoch.
Adam fronça les sourcils et son beau visage se durcit.
— Ah ? Ils sont venus ici, chez nous ?
Et, montrant tous les signes d'une fureur naissante, il me demanda :
— Pourquoi donc les as-tu amenés chez moi ? Ce n'est certainement pas ce que YHVH t'a demandé !
Je ne pus parler : ma voix se refusa à sortir de ma bouche.
— Sois sans crainte, m'encouragea tout bas Noah. Réponds à grand-père Adam.
— J'avais peur de traverser le désert toute seule, balbutiai-je. Peur des fauves et des idolâtres.
— Ah oui, approuva Adam, oui, les bêtes sauvages ! Voilà une raison acceptable. Il est toujours bon de se méfier des bêtes sauvages.
Il eut un petit rire qui ressemblait beaucoup à celui de Noah, peut-être en plus rusé. Puis, aussi soudainement qu'il était apparu, le rire s'effaça et se transforma en une grimace de dégoût :
— Non, à bien y réfléchir, ce n'est pas du tout une bonne réponse. Si YHVH te dis : va ici ou va là, tu y vas. Sans te soucier des bêtes sauvages, de la faim ou de la soif. YHVH pourvoit à nos besoins. N'apprend-on pas cela à Hénoch ?
Fut-ce ce rire ou la grimace d'Adam, ou le mépris qui étira les lèvres de Seth ? Je songeai à ma mère Tsilah, à Erel, à Hannuku, à tous mes compagnons abandonnés par Seth sur la rive du fleuve. Je trouvai sa réponse injuste et bien insuffisante.
— Non, on ne l'apprend pas, car jamais, depuis mille ans, la face d'Élohim ne s'est tournée vers le pays de Nôd,
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