Faubourg Saint-Roch
de feuilles d'érable encore petites, d'un vert très tendre, et de sapinage plus foncé, ajoutait une touche de couleur en plus de protéger les notables du soleil.
Les éléments décoratifs ne se limitaient pas à cela. Devant l'échafaudage, pendue à la verticale, se trouvait une rangée de drapeaux. On voyait celui du Royaume-Uni, composé de croix superposées, placé en alternance avec celui de la France, fait de bandes de couleur. Le premier rappelait à chacun que le Canada représentait ce que ses habitants aimaient à considérer comme le joyau de l'Empire britannique; le second clamait que le Québec demeurait peuplé d'une large majorité de Canadiens français.
— Nous ne verrons rien, commenta Eugénie, déçue.
Même Elisabeth distinguait mal la plate-forme. Ses yeux arrivaient à la hauteur d'une rangée d'épaules, pressées les unes contre les autres. Pour des enfants, le spectacle se limitait à une forêt de jambes.
— Nous allons essayer de trouver une solution à ce problème. Venez avec moi.
Avec ses deux voies pavées, séparées par un large espace gazonné où se trouvaient quelques bancs, le boulevard Langelier avait fière allure. En suivant le trottoir, et même en marchant sur les pelouses des maisons riveraines, Elisabeth réussit à s'approcher de l'estrade en tenant chacun des enfants par la main. À la fin, apercevant un perron où trois personnes se trouvaient déjà, elle se blinda d'audace et demanda à un vieil homme aux larges moustaches poivre et sel :
— Monsieur, nous permettez-vous de monter ? Nous nous ferons tout petits sur votre balcon. Les enfants aimeraient voir leur papa, sur cette plate-forme.
Une loi de la nature veut qu'un homme vieillissant ait bien du mal à dire non à une jeune femme de dix-huit ans, surtout si elle offre de grands yeux bleus et un sourire désarmant sous un charmant chapeau de paille. Il demanda tout de même :
— Leur papa ? Ce ne sont tout de même pas les enfants de Wilfrid Laurier?
Au Canada, chacun savait que le politicien, n'ayant pas eu d'enfant, portait une affection particulière à l'un de ses neveux. Toutefois, de mauvaises langues murmuraient en secret que le grand homme avait donné naissance à au moins un fils, Armand. La mère, on en était certain, se trouvait être l'épouse de son partenaire d'affaires, Lavergne, avec qui il possédait un cabinet d'avocat.
— Non, bien sûr que non, ce ne sont pas les enfants de Laurier, répondit Elisabeth avec son sourire des grands jours, comme si l'idée l'amusait au plus haut point. Ce sont ceux de Thomas Picard.
Le nom était connu dans tout Québec. Ce genre de personnage se méritait quelques prévenances. Aussi, le vieil homme consentit:
— Montez, nous avons de la place.
L'épouse du bonhomme accueillit les nouveaux venus avec un sourire contraint. Le fils de la maison, dans la vingtaine, indiqua l'espace près de lui, sur le perron. Un moment plus tard, Elisabeth prenait Edouard sous les bras, puis elle le soulevait pour le placer debout sur la balustrade, entourant ses cuisses de son bras pour l'empêcher de tomber tête première. Comme cela, le gamin la dépassait d'une tête. De ce point d'observation, même Eugénie, quoique petite, profitait d'une bonne vue sur la plate-forme dressée à une centaine de pieds. Justement, son père s'avançait, le chapeau melon sous le bras, pour déclarer :
— Mesdames, Messieurs, merci d'être venus en si grand nombre entendre notre député. Ce sera bientôt notre premier ministre. Laurent-Olivier David, le journaliste bien connu, va d'abord vous dire quelques mots.
Le commerçant remit son chapeau avant de retourner vers l'arrière de l'estrade. Un moment plus tard, il rejoignait un homme élégant, coiffé d'un haut-de-forme.
— C'est déjà fini ? questionna Edouard.
L'enfant se montrait déçu de voir son père s'effacer aussi vite.
— Mais non, cela commence, soupira Eugénie, un peu
lasse de devoir tout lui expliquer.
David, un petit homme élégant au visage barré d'une moustache, avait accumulé divers emplois depuis trente ans. Ancien traducteur au gouvernement fédéral lors du bref passage des libéraux au pouvoir dans les années 1870, un moment député à l'assemblée provinciale, auteur de nombreux ouvrages historiques, il jouissait d'une certaine réputation dans les milieux nationalistes du Québec. Il clama d'une voix forte :
— Il y a
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