Faubourg Saint-Roch
près de soixante ans, nos grands-pères prenaient les armes pour défendre leurs droits face à l'oligarchie. Ces hommes protestaient devant les exactions d'une bande de ploutocrates qui utilisaient le gouvernement pour servir leurs intérêts personnels. Les patriotes se trouvent aujourd'hui au sein du Parti libéral. Ils défendent toujours les mêmes idées. En face, nous trouvons le même petit groupe de profiteurs, une cohorte de voleurs qui se drapent derrière les oripeaux de la religion pour mieux se garnir les poches. Mais le règne des conservateurs se termine enfin. Voici Wilfrid Laurier. Il sera le premier Canadien français à occuper le siège de premier ministre du Canada !
Pareille entrée en matière sentait la réclame. Laurent-Olivier David venait tout juste de publier un livre intitulé Les Deux Papineau, sur le chef de la rébellion de 1837. Les élections auraient lieu dans un peu plus de trois semaines. En plus de vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué, cet homme n'hésitait pas à attaquer ses adversaires qui faisaient parade de leurs liens avec l'Église catholique. Aussi, le chef du Parti libéral, prenant la parole juste après lui, paraîtrait raisonnablement modéré.
Mince dans sa grande redingote noire, rendu plus grand encore par son haut-de-forme, Wilfrid Laurier s'avança à son tour à l'avant de l'estrade. Il enleva son couvre-chef avec des gestes calculés, replaça derrière son oreille gauche ses cheveux châtains marqués de gris. Les femmes ne votaient pas. Les séduire par cette coquetterie affectée, sa prestance extraordinaire, influerait peut-être sur le choix de leur mari.
À la fin du dix-neuvième siècle, tout bon politicien devait être capable de s'adresser à une vaste foule réunie en plein air. Le geste théâtral et la voix tonitruante devenaient des compétences essentielles.
— Mesdames, Messieurs, bonjour. L'an dernier, vous avez payé vingt-cinq mille dollars pour enterrer le malheureux premier ministre Thompson. Son remplaçant à ce poste, Charles Tupper, a jugé utile d'organiser des funérailles extravagantes, dignes de notre souveraine Victoria. Cela pour un homme qui avait occupé son poste à peine quelques mois, sans laisser aucun souvenir de son passage !
Un murmure excédé accueillit ces paroles. Pour la majorité des personnes présentes, une somme pareille aurait suffi à vivre toute une existence dans une honnête aisance. Pendant de longues minutes encore, Wilfrid Laurier énuméra patiemment toutes les folles dépenses des conservateurs, clamant des chiffres astronomiques pour des gens qui, le plus souvent, gagnaient environ un dollar par jour.
Une demi-heure du récit des turpitudes conservatrices suffit à étourdir les auditeurs. Laurier conclut par un constat cruel :
— Nos adversaires ont mis trente ans à détruire notre économie. Tous les dix ans, le Bureau de la statistique nous apprend que plus de personnes quittent le Canada pour aller vivre aux Etats-Unis qu'il y a d'Européens pour venir s'établir ici. Dans toutes vos familles, des jeunes se démènent dans les manufactures américaines, parce qu'ils ne trouvent aucun
emploi ici !
Cela ne méritait pas une longue explication. Chaque année, dix mille Canadiens français prenaient le chemin de l'exil. Dans toutes les familles, il se trouvait des personnes qui n'avaient pu échapper à l'émigration de la misère.
— Les conservateurs nous promettent depuis trente ans que l'Ouest deviendra le grenier à blé de l'Europe. Cette immense région est encore vide, et des milliers des nôtres se dirigent vers le pays voisin.
Personne ne pouvait nier cette situation affligeante. La foule attendait la suite, silencieuse. Le candidat évoqua le programme de son propre parti :
— La politique commerciale des conservateurs provoque notre ruine. Quand nous achetons un produit étranger, il nous coûte très cher, à cause des taxes empochées par le gouvernement du Canada. Quand nous tentons de vendre nos produits à l'étranger, les clients s'en détournent, à cause des taxes que les autres pays nous imposent en représailles.
Présentés comme cela, les tarifs douaniers protecteurs apparaissaient comme une catastrophe. Quelqu'un dans la foule, peut-être un homme à la solde du candidat du parti au pouvoir, cria, les mains en porte-voix:
— Cela permet de protéger nos manufactures de la concurrence américaine. Nous préservons
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