Fleurs de Paris
Vous allez
comprendre ce que j’ai compris, moi ! ce qu’a compris Gérard
d’Anguerrand !…
Pierre Gildas saisit une main de Jean Nib, se
pencha davantage, et dit :
– Gérard d’Anguerrand a marché sur vous,
le couteau à la main. Vous dormiez… Il n’avait qu’à vous frapper…
Et Gérard d’Anguerrand ne vous a pas frappé !… Au moment où
j’allais ouvrir la porte et m’élancer sur lui pour le désarmer, à
ce moment-là, il s’est arrêté court… Vous déliriez…, vous parliez…,
et savez-vous ce que vous avez dit ?… Vous avez dit
ceci : « Oses-tu bien frapper un
d’Anguerrand ?… »
Pierre Gildas regarda avidement Jean Nib. Mais
la physionomie de celui-ci n’exprimait qu’un étonnement mêlé
d’incrédulité narquoise…
– Vous l’avez dit, je vous le jure !
répéta Gildas avec ardeur.
– Moi ? j’ai dit à Gérard
d’Anguerrand : « Oses-tu bien frapper un
d’Anguerrand ?… » Ça c’est drôle… Je me figurais donc
dans mon délire que j’étais un d’Anguerrand ?… c’est à se
tordre…
– Oui ! vous vous figuriez
cela !…
Encore une fois, Jean Nib passa ses deux mains
sur son front. Puis violemment, il haussa les épaules…
– Vous avez dit cela ! reprit Gildas
d’une voix sourde, vous vous figuriez cela ! Mais vous avez
dit bien autre chose !…
– Qu’est-ce que j’ai dit, voyons ?…
Des loufoqueries ?… Parbleu ! puisque j’avais le
délire !…
– Vous avez dit des choses qui ont arrêté
le bras de Gérard prêt à vous frapper !… Vous avez parlé de
votre mère ! Vous avez parlé à votre père que vous appeliez le
baron ! Vous avez parlé à un nommé Barrot qui vous emportait à
travers une forêt, avec votre petite sœur Valentine !…
Jean Nib haletait. Il était devenu
affreusement pâle.
– Et savez-vous ce que Gérard
d’Anguerrand a dit quand il vous a entendu ?… Il a eu comme un
soupir atroce ; il a reculé jusqu’à la porte… et là, je l’ai
entendu, oui, je vous jure que je l’ai entendu murmurer d’une voix
affolée : « Jean Nib !… Mon frère !… Edmond
d’Anguerrand !… »
Jean Nib se dressa tout droit, et, d’une voix
rauque, presque sauvage, empreinte d’un ineffable étonnement, jeta
ce nom qui retentit sourdement :
– Edmond !…
Puis un tremblement convulsif le saisit ;
ses yeux se gonflèrent comme sous un afflux de larmes ; une
sorte de gémissement vint expirer sur ses lèvres, et brusquement il
s’affaissa, sans connaissance.
Chapitre 59 COMTESSE DE PIERFORT
La Veuve, en quittant la villa Pontaives,
après l’attaque nocturne, était rentrée dans Paris et avait gagné
l’un des deux ou trois logis où elle se retirait lorsque les
circonstances devenaient critiques. Ce logis était situé chez le
receleur Tricot, dans le bâtiment principal en façade sur la route.
Il se composait de deux pièces précédées d’une sorte d’antichambre.
La porte de l’antichambre était solide, et La Veuve y avait fait
adapter, à l’intérieur, des verrous épais, en sorte que Tricot
lui-même ne pouvait entrer chez sa locataire et que, pour défoncer
une pareille porte, il eût fallu à des agents une bonne demi-heure
de travail. Dans l’antichambre étroite et vide de tout meuble
s’ouvraient deux portes l’une à droite, l’autre à gauche. Celle de
gauche ouvrait sur une chambre dont la fenêtre prenait jour sur la
route ; celle de droite ouvrait sur une deuxième chambre dont
la fenêtre donnait sur la cour intérieure. La chambre de gauche,
c’est-à-dire celle qui donnait sur la route, était sommairement
meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises ; quant à
celle de droite, elle n’avait aucun meuble ; mais, derrière le
tablier de la cheminée, si un curieux se fut avisé de lever ce
tablier, il eût trouvé une échelle de corde à nœuds munie d’un
crampon de fer à l’une de ses extrémités. Ce crampon pouvait
s’adapter à volonté à l’appui de l’une ou l’autre fenêtre. En sorte
qu’en cas de danger venant de la route, La Veuve pouvait se laisser
glisser dans la cour intérieure, ou faire l’opération contraire si
le danger venait de la cour. Telles étaient les précautions prises
par La Veuve. Car, dans l’existence en partie double ou triple
qu’elle menait, l’inquiétude, les soupçons, la crainte
l’assiégeaient dès que son esprit n’était plus occupé par la haine,
et au bout
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