Fourier
administratives et sacerdotales
qu’il faut chercher les voies du bien, mais dans la réforme industrielle. [...]
On doit, dites-vous, avoir pitié de malheureux aveugles
qui conduisent des aveugles. Mais quand ils se conduisent au précipice, ce
serait une pitié féroce que de leur dire : « Vous êtes en bonne direction,
continuez. » D’ailleurs, je n’exprime contre eux ni véhémente colère, ni même
colère moyenne : je les raille 23 .
Deux mois plus tard, il revient encore sur le sujet : « Vous me
soupçonnez de colère aveugle contre les Saint-Simoniens. Ce n’est pas colère,
c’est mépris fondé. »
Vers la fin de l’été 1831, Fourier a enfin lieu de se réjouir au
sujet de ses rivaux : après plusieurs années d’expansion, le mouvement
saint-simonien se heurte à des difficultés financières, et les éditeurs du
Globe ont lancé le 31 août un appel urgent à la générosité des lecteurs : sans
leur aide, le journal est voué à la mort. Fourier, enchanté, ne résiste pas à
la tentation de remuer le couteau dans la plaie. Il se fait fort, dans une
longue lettre, d’expliquer aux saint-simoniens comment sa théorie leur aurait
permis de centupler leur lectorat, tout en recueillant la gloire d’avoir
favorisé la réconciliation des Russes et des Polonais, et l’abolition de « tous
les impôts onéreux et malfaisants 24 ».
La générosité des lecteurs du Globe est assez grande pour
maintenir le journal à flot. Dans sa lettre à Muiron, quinze jours plus tard,
Fourier ne peut donc parler que d’un « canon d’alarme » des saint-simoniens ;
déçu, il note que les éditeurs n’ont pas répondu à sa lettre, « pas même un
accusé de réception ». Or, le mois suivant, Le Globe publie la lettre dans son
intégralité, chapeautée d’une introduction qui ridiculise les « moyens
infaillibles » proposés par Fourier pour sauver à la fois la Pologne et les
saint-simoniens. Les rédacteurs concèdent que Fourier fait souvent preuve d’une
« sagacité rare » dans sa critique de la société, mais « il s’est engagé de
bonne heure dans une fausse voie, où toujours il a été plus avant parce qu’il a
toujours travaillé à l’écart des hommes 25 ».
Il ne fait aucun doute que les saint-simoniens ont publié la
lettre dans l’intention de discréditer Fourier 26 .
Certains de ses disciples se consolent en y voyant tout de même une forme de
publicité. Cependant, la majorité d’entre eux partage l’avis de Jules
Lechevalier, qui juge la lettre « étrange et bizarre » pour qui n’est pas déjà
versé dans la théorie de Fourier 27 .
Certains vont même jusqu’à supplier le maître de rédiger une seconde lettre
pour exposer clairement ses idées. Fourier s’exécute... mais ne va pas,
semble-t-il, jusqu’à envoyer sa missive 28 .
Un mois plus tard, il se lamente encore auprès de Muiron de n’avoir pas de
journal propre où il puisse s’exprimer librement : « Que je battrais bien ces
histrions si j’avais un journal 29 .
»
Si Fourier ne dispose pas encore des mêmes moyens que les
saint-simoniens, il n’en est plus loin. En effet, les derniers mois de l’année
1831 voient grandir au sein de l’Eglise saint-simonienne un schisme dont les
répercussions vont enfin permettre à Fourier d’élargir son auditoire et de
trouver une tribune pour ses idées.
IV
A l’origine et pendant deux ans, l’Eglise saint-simonienne est
nominalement dirigée par deux « papes », Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard.
Dès le début, cependant, Enfantin prend très nettement l’ascendant. Fascinés
par son charisme, de nombreux disciples adoptent ses vues sur la condition
féminine, sur les relations entre hommes et femmes et sur la réhabilitation de
la chair, autant de points qui choquent Bazard et certains autres*. Le 11
novembre 1831, Bazard annonce qu’il quitte l’Eglise. Cette défection divise le
mouvement : d’autres disciples l’imitent et certains d’entre eux vont se
joindre à Fourier.
* Les écrits de Saint-Simon ne justifient guère la nouvelle
direction qu’Enfantin imprime au mouvement en 1830-1831 ; il est possible,
ironie du sort, qu’Enfantin ait été légèrement influencé par sa lecture de la
Théorie des quatre mouvements de Fourier. Il me semble cependant que Louvancour
exagère quelque peu lorsqu’il termine sa longue analyse sur la question du
plagiat de Fourier par Enfantin en ces termes : « Tout compte fait, la théorie
de
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