Francesca la Trahison des Borgia
soient poussés par la loyauté envers leur maître ou par la crainte, le fait était que le zèle qu’ils mettaient à leur tâche m’ôtait toute chance de pouvoir m’esquiver par en bas. Mais à vrai dire, je m’y attendais.
Dans le garde-manger je trouvai un peu de pain et de fromage, et me forçai à manger. Le plan qui avait pris forme dans mon esprit pendant mon sommeil exigeait de prendre des forces. Après avoir enfilé mes habits d’homme et pris le temps de bien dissimuler tous mes cheveux sous un chapeau de feutre, je me rendis au salon pour observer la grande cheminée qui occupait tout un pan du mur. Luigi d’Amico mettait un point d’honneur à intégrer les dernières inventions en date dans les immeubles qu’il possédait. Ainsi, dans le mien, l’eau arrivait par un tuyau directement chez moi depuis un réservoir collectif situé sur le toit, et une cheminée innovante recrachait toute la fumée au-dehors.
Or, nous étions presque en été maintenant, et je n’avais pas fait de feu depuis quelques mois. Je n’avais plus qu’à prier que c’était également le cas de mes voisins.
Je me mis à genoux pour examiner le sombre conduit qui montait de la cheminée. Il avait l’air juste assez large pour que je puisse passer. En maudissant César de me contraindre à recourir à des mesures aussi désespérées, j’entrai lentement, tête la première, dans le conduit. Les briques étaient d’une fraîcheur rassurante, voire presque humides : je me souvins qu’elles avaient été nettoyées quelques semaines à peine auparavant par des petits ramoneurs. Par ailleurs j’y rentrais juste bien, comme je l’avais espéré.
Un étage me séparait du toit. En prenant en compte la hauteur du plafond, j’estimai avoir moins de dix mètres à parcourir. Ce n’était certes pas négligeable, mais pour sûr ce n’était pas non plus insurmontable. Je me calai contre la paroi et commençai à monter en m’aidant des prises pour les mains et les pieds construites dans le conduit, afin d’en faciliter le ramonage. Centimètre par centimètre, et avec force contorsions, je me hissai toujours plus haut. La cheminée eût-elle été plus large, je n’aurais eu aucune chance d’y arriver. Au bout de deux mètres peut-être (j’étais en tout cas suffisamment haut pour ne pas avoir envie de tomber), je songeai soudain que j’avais vraiment perdu la raison. Qui ferait pareille chose ? Une femme normale serait dans sa maison, à s’occuper de son mari et de ses enfants. Une femme normale ferait la cuisine et la couture, donnerait ses instructions aux domestiques, que sais-je encore. Elle n’en serait pas réduite à faire des folies pour échapper à ses gardes dans le but d’ourdir de sombres complots avec des individus risquant autant qu’elle de finir sur le bûcher.
Je continuai. À environ trois mètres, je me dis qu’il n’était plus question de faire marche arrière. Si je relâchais la pression qui maintenait mon dos, mes mains et mes pieds en contact avec les parois de la cheminée, je tomberais et me ferais à l’évidence très mal. Je mis donc de côté la douleur qui me transperçait les bras et les jambes, oubliai les battements frénétiques de mon cœur et ma difficulté à respirer, et me concentrai sur la faible lueur que j’entrevoyais tout là-haut. Cela renforça ma détermination comme rien ne l’aurait probablement fait.
À six mètres du sol à peu près, je m’arrêtai un instant pour rassembler mes forces en vue de l’effort final. Un peu tardivement et, je l’avoue, plutôt risiblement, il me vint soudain à l’esprit que le chef des condottieri avait peut-être eu la bonne idée de placer des hommes sur le toit. Si c’était le cas, tous mes efforts auraient été en vain. Dans ces conditions autant renoncer tout de suite, non ?
Je repris mon ascension. Je m’étais écorché les genoux, les épaules et les mains, mais c’est à peine si je le sentais. Je voyais un bout de ciel qui grossissait de minute en minute au-dessus de moi, là où le conduit se terminait par une souche de cheminée d’une largeur considérablement moins grande (de façon à réduire la prise au vent), et maintenue en place par une entretoise en cuivre. Rassemblant tout mon courage, je m’appuyai contre la paroi avec les genoux de façon à libérer ma main droite. Le maillet en acier dont je m’étais servie pour pulvériser les diamants de Borgia allait m’être
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