Francesca la Trahison des Borgia

cela comme un signe d’estime paternelle ?
    César fit tournoyer sa coupe de chianti entre ses doigts pendant un moment, puis me regarda.
    — Pour sûr, il trouve essentiel qu’un futur pape ait de l’expérience en matière de finance et de diplomatie. Mais c’est Juan qui mènera nos armées à la bataille, même si ce n’est que symboliquement. Mon frère sera auréolé d’une gloire qu’il ne mérite pas.
    — Et c’est à cela que tu aspires, la gloire ?
    — Mais à quoi aspirer d’autre en ce monde ? C’est grâce à la gloire que notre nom est perpétué. C’est ce qui nous rend immortels.
    Je levai une main dédaigneuse.
    — Toi, tu as passé bien trop de temps à lire Homère. À quoi la gloire a-t-elle servi aux Grecs, à Troie ? Et même après, d’ailleurs. Regarde leurs temples, leurs cités, tout a été détruit. Que sont-ils aujourd’hui, si ce n’est un souvenir ?
    — Justement, quoi de plus important que de se souvenir ? riposta César. Achille, Ulysse, Ajax, Patrocle… On connaît encore leurs noms, leurs exploits. Et en parlant d’eux, on les fait revivre.
    Je ne voyais pas les choses sous le même angle, mais n’espérais certainement pas non plus le convaincre du contraire. Il avait une vision héroïque de la vie, qui outrepassait tout ce que son père pourrait jamais imaginer. La seule question était de savoir jusqu’où il serait prêt à aller pour atteindre son but.
    — Quel sort mérite Juan, à ton avis ?
    César hésita. Je voyais bien que le sujet était sensible ; après tout il avait eu tout le loisir d’y réfléchir, pendant de longues années.
    — Par égard pour la famille, l’affaire ne peut être rendue publique, manifestement. Il faudrait lui laisser la jouissance de ses titres, et même donner suite à cette idée de mariage. Mais hormis cela, on ne doit pas le laisser causer davantage de torts.
    — Il va tenter de te rendre responsable de son malheur. As-tu songé qu’il pourrait chercher à se venger ?
    — Chaque chose en son temps.
    En l’entendant se dérober ainsi, je ne pus m’empêcher de me demander jusqu’où exactement Juan parviendrait à aller avant que César ne cherche une solution plus radicale au problème posé par son frère.
    J’étais en train de méditer là-dessus lorsque soudain on frappa doucement à la porte-miroir. César alla voir qui c’était. Quand il revint, il avait les sourcils légèrement froncés.
    — Il y a eu un incident à la pension située à côté de la basilique Sainte-Marie.
    Je me laissai aller en arrière sur mon siège, et feignis un regain d’intérêt pour le plafond orné de chérubins.
    — Quel genre d’incident ?
    — Un incendie, à ce qu’on me dit.
    — Des blessés ?
    César resta debout. Il remplit nos deux coupes, et me tendit la mienne.
    — Ce qui est curieux, c’est que les flammes se sont propagées si vite qu’il n’y a aucun rescapé. On ne croirait pas qu’un immeuble en pierre puisse prendre feu aussi facilement, n’est-ce pas ? Mais apparemment c’est le cas.
    — Peut-être l’y a-t-on un peu aidé.
    Pour ce qui était des produits inflammables, Alfonso n’avait eu que l’embarras du choix : braises, poix, ou encore une lampe à huile, par exemple. Lancé à travers les fenêtres de la pension, n’importe lequel des trois produits aurait été efficace.
    — Peut-être, effectivement, répéta César avant de finir son vin et de poser sa coupe sur la table. Le messager a également fait état d’un groupe de marchands florentins venus en ville pour discuter des rénovations de l’église. Aucun d’entre eux n’a été revu depuis que l’incendie s’est déclaré.
    — Oh mon Dieu.
    — Je suis d’avis qu’on devrait nommer une commission pontificale pour enquêter sur la sécurité en matière d’incendies à Rome.
    — Excellente idée, en conclus-je. Juan pourrait la présider.
    Mon idée fut accueillie par un sourire contrit de mon compagnon. Je finis mon vin et réussis à me faire une dernière tartine de terrine avant de quitter les lieux. Morozzi allait sans aucun doute lui aussi apprendre très vite la nouvelle. Ses alliés n’étant plus, mon ennemi juré n’aurait d’autre choix que d’avancer ses pions.

33
    La résidence de Juan avait été rapidement encerclée par les hommes de César, après qu’il eut donné des instructions dans ce sens. Tous se tenaient dans la pénombre des immeubles voisins pour