Francesca la Trahison des Borgia
restée toute la journée une pâle présence au-dessus de la ville, et ne réapparaîtrait maintenant que peu avant l’aurore. En son absence, les étoiles froides n’étaient pas la meilleure des compagnies.
Je commençais tout juste à me dire que mon message n’avait peut-être pas été délivré à Alfonso ou, plus probablement, qu’il avait choisi de l’ignorer, lorsque je sentis un mouvement sur le côté m’indiquant que je n’étais plus seule.
Des silhouettes surgirent de l’ombre, rasant les murs, avançant prestement. Deux… trois… disparaissant dans les ruelles, réapparaissant, se rapprochant visiblement. J’aperçus un visage – jeune, blême – saisi dans la lumière qui venait de s’allumer à une fenêtre. Il disparut aussitôt pour être remplacé par un autre, qui s’évanouit à son tour. Vifs mais prudents, ils ne s’aventurèrent à découvert que lorsqu’ils eurent la certitude que j’étais seule et ne représentais aucun danger.
Puis tout à coup, trois d’entre eux formèrent un cercle autour de moi. J’entraperçus l’éclair de l’acier dans leurs mains et mon pouls s’accéléra. S’ils n’étaient pas les hommes d’Alfonso… si c’était Il Frateschi qui m’avait suivie…
La main sur le fourreau de mon couteau, j’allais m’en saisir lorsqu’il re dei contrabbandieri lui-même émergea d’une ruelle et se dirigea vers moi. Jusqu’alors, j’avais seulement vu Alfonso sur son fauteuil faisant office de trône, entouré de son butin et de ses acolytes. Debout, il était plus grand que je ne l’imaginais mais aussi fin comme un roseau, avec cette allure dégingandée que j’avais devinée la première fois. Il arborait un sourire insolent, et me fit une révérence aussi gracieuse que s’il avait été un jeune noble.
— Bien le bonsoir, Donna Francesca.
Je pris une grande inspiration pour retrouver mon calme, puis passai aux choses sérieuses.
— Vous de même, Signore Alfonso. Que pouvez-vous me dire de l’homme qui a été vu ?
— Il correspondait à la description que vous nous en avez donnée : grand, blond, un visage d’ange. Mon homme n’a fait que l’apercevoir, mais il est sûr de lui. Il n’y a pas de doute.
Peut-être pas, mais je voulais tout de même en avoir le cœur net.
— Comment était-il habillé ?
— D’une cape noire qui le recouvrait de la tête aux pieds. Son capuchon n’était pas relevé. Mon homme pense qu’il portait une soutane en dessous.
Je fis un hochement de tête satisfait, et poursuivis.
— C’est arrivé dans un tunnel proche d’ici, vers la fin de la nuit ?
— Dans l’un des passages, oui, on venait de sonner les matines. Mon homme était en train de… faire une livraison. Vous voyez ce que je veux dire ?
Ce que je voyais, pour sûr, c’était que les tunnels sous la ville étaient le moyen idéal d’éviter l’attention des condottieri. Car s’ils ne fermeraient sûrement pas gratuitement les yeux sur ce qu’il se passait en dessous, une fois satisfaits de leur rétribution…
— L’homme qu’il a vu était-il seul ? m’enquis-je.
— Effectivement, et il avait l’air pressé. Il a tourné à un coin et s’est volatilisé.
La frustration monta en moi. Si même les contrebandiers (qui connaissaient pourtant la ville comme leur poche) n’arrivaient pas à suivre la piste de Morozzi, quel espoir me restait-il ?
— Avez-vous une quelconque idée de là où il aurait pu aller ?
— Sì, bien sûr, sinon je ne vous aurais pas fait signe. Venez, je vais vous montrer.
Je suivis Alfonso en haut des marches de l’église. J’hésitai un instant avant de m’en remettre à la miséricorde de Notre Mère à tous, qui semble toujours bien plus encline à nous accepter tel qu’on est que le dieu sévère et vengeur auquel les hommes vouent un culte. Nous entrâmes par le très ancien porche en pierre, avec son toit en pente sous lequel on pouvait admirer une fresque de la Vierge donnant le sein à son fils, et fûmes tout de suite dans la nef. Celle-ci était bordée de colonnes aux chapiteaux richement sculptés sur lesquels il fallait deviner, paraît-il, le visage d’une autre reine du paradis, Isis, car ils auraient été pris au temple qui lui est consacré sur le Janicule. Les mosaïques du grand Pietro Cavallini représentant la vie de la Vierge donnent à cet intérieur lumière et couleur, bien qu’elles aient plus de deux cents ans
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