Galaad et le Roi Pêcheur
s’écria Lancelot, on ne peut te reprocher d’avoir été lâche, car tu as préféré risquer ta vie plutôt que de la livrer ! Et pourtant, voici que tu m’incites à me montrer moi-même couard en faisant demi-tour ? Hé ! j’aimerais mieux être blessé en me conduisant honorablement que conserver un seul des poils de ma barbe par lâcheté !
— Alors, seigneur, reprit le chevalier, que Dieu te protège, car cette forteresse, avec son passage, est autrement périlleuse que tu n’imagines ! Puisse Dieu y conduire un chevalier capable d’abolir cette coutume, aussi infamante que cruelle pour les étrangers qui se risquent de ce côté-ci. – Je serai celui-là ! » affirma Lancelot avec force.
Il quitta donc le chevalier et se dirigea vers la forteresse dont celui-ci lui avait parlé. Après avoir franchi un grand pont qui enjambait une rivière aux eaux abondantes, il aperçut, devant la porte, deux chevaliers solidement armés. Des valets leur tenaient des chevaux tout prêts, et leurs lances et leurs boucliers étaient appuyés contre la muraille d’enceinte. Lancelot remarqua aussi que le portail d’entrée était entièrement tapissé non seulement de barbes mais aussi de très nombreuses têtes d’hommes. Résolument, il s’avança néanmoins, mais au moment où il allait passer la porte, les deux chevaliers s’interposèrent.
« Seigneur, dirent-ils, arrête-toi, car il faut payer le passage. – Et depuis quand les chevaliers doivent-ils acquitter un droit de passage ? » protesta Lancelot d’un ton furibond. – Y sont tenus, dit l’un des hommes, tous les chevaliers qui portent une barbe. Les autres, les imberbes, en sont dispensés et peuvent aller librement. Mais toi, seigneur, ta barbe est particulièrement longue. Tu feras bien de nous la laisser de bon gré, car nous en avons grand besoin ! – Pour quoi faire ? demanda Lancelot. – Je vais te le dire : il y a, dans cette forêt, des ermites pour qui l’on en fait des chemises de crin. – Eh bien, rétorqua Lancelot, aussi vrai que, d’ordinaire, je ne porte pas de barbe, je vous le jure, celle que je porte actuellement ne leur servira pas de chemise ! – N’insiste pas, seigneur. La coutume doit être respectée. Tu feras comme les autres, ou bien tu le paieras très cher ! »
Fort irrité par ces paroles, Lancelot s’élança sus au chevalier et le frappa en pleine poitrine si violemment que sa lance le transperça et le précipita à terre, ainsi que sa monture. Voyant son compagnon mortellement blessé, l’autre chevalier se précipita sur Lancelot de toutes ses forces ; sa lance se brisa contre le bouclier de Lancelot qui, contre-attaquant, l’envoya rouler à terre, si lourdement, par-dessus la croupe de son cheval, qu’il s’y brisa l’os de la cuisse.
La forteresse appartenait à une dame de haut lignage qui possédait aussi tout le pays avoisinant. Or, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un chevalier inconnu, mais d’une grande habileté, lui avait tué l’un des gardiens de la porte et blessé l’autre gravement, elle fut d’autant plus étonnée qu’elle avait choisi ces deux hommes parmi les plus forts et les plus redoutables. Voulant savoir qui pouvait être l’inconnu, elle se rendit aussitôt à la porte de la forteresse, en compagnie de deux suivantes, et y arriva au moment où Lancelot, ivre de fureur, allait achever le chevalier blessé qui gisait à terre. « Seigneur ! s’écria-t-elle, ne le tue pas ! Fais-lui grâce et descends de ton cheval pour venir parler avec moi. N’aie aucune crainte, car je t’avoue pour vainqueur de ce combat. – Dame, intervint l’une des suivantes, je le reconnais : c’est Lancelot du Lac, le fils du roi Ban de Bénoïc, le plus courtois des chevaliers du roi Arthur ! »
Cependant, Lancelot, qui avait mis pied à terre, s’avançait. « Que veux-tu de moi, dame ? demanda-t-il. – Je veux que tu viennes en mon manoir, répondit-elle, afin de réparer l’outrage que tu m’as infligé. – Dame, protesta-t-il, je ne t’ai outragée en rien et je n’ai nulle intention mauvaise envers toi. J’ai seulement défendu mon honneur contre ces chevaliers qui, vilement, prétendaient s’emparer de vive force de ma barbe, ainsi qu’ils faisaient à tous les chevaliers de passage. – Telle est la coutume, reprit la dame. Mais oublions tout cela, puisque tu es vainqueur. Je te pardonne l’offense que tu m’as faite, à condition
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