Galaad et le Roi Pêcheur
de m’aimer, mais à une condition. Je m’enquis de cette condition, et j’appris qu’il me faudrait accepter de rester auprès de ma dame et de renoncer à chevaucher par le pays. Pouvais-je refuser ? Aveuglé par la passion comme je l’étais, j’acceptai, et ce quoiqu’il m’en coûtât fort de renoncer à la chevalerie.
« Elle m’expliqua alors la tâche qui m’incomberait : « Cher ami, dit-elle, il est un gué non loin de ce château. Près de ce gué, tu dresseras un beau pavillon où tu te tiendras constamment, et tu ne laisseras franchir le gué à quiconque se présentera. Tu combattras ceux qui y prétendraient jusqu’à ce qu’ils renoncent à passer de l’autre côté. Voilà tout ce que je te demande : ainsi pourras-tu jouir de moi tout en poursuivant tes prouesses de chevalier. » Il est inutile de dire avec quelle joie j’accueillis la proposition.
« Voilà maintenant près d’un an que je demeure au bord de ce gué avec mon amie et, depuis lors, j’ai obtenu d’elle tout ce que je désirais. Le château se trouve là, tout près du pavillon, mais personne, hormis mon amie, les jeunes filles qui sont avec elle et moi-même, ne peut le voir {12} . Mais, à présent que tu m’as vaincu, tu peux en user de moi à ta guise : tu peux me tuer ou me laisser vivre. Tu peux encore prendre ma place et garder le gué : mon amie te fera grand honneur et te procurera tout ce que tu désires, car elle a de grands pouvoirs.
— Ami, répondit Perceval, sache que je ne resterai ici à aucun prix. Je n’exige de toi qu’une chose, c’est de laisser désormais librement passer ce gué à tous ceux qui se présenteront. – Seigneur, je t’obéirai en homme sur qui tu as pouvoir de vie et de mort. » Or, tandis que Perceval s’entretenait de la sorte avec Urvoen et lui ordonnait de ne plus interdire à quiconque le Gué Périlleux, on entendit un fracas si terrible que la forêt avoisinante, eût-on dit, s’engloutissait tout entière dans un abîme infernal. Et, parmi ce tumulte effroyable, une fumée envahit le ciel et l’assombrit au point qu’on se fût cru au plus noir de la nuit. Là-dessus, du fond de ces ténèbres retentit une voix très forte mais d’une infinie douceur, qui criait : « Perceval le Gallois ! nous te maudissons ! Nous avons beau n’être que de faibles femmes, tu nous as infligé aujourd’hui la plus vive douleur que nous ayons jamais éprouvée. Oh ! oui, sois maudit, Perceval ! et sache qu’en résulteront pour toi de grandes peines ! »
Après s’être tue un instant, la voix reprit, plus forte encore : « Urvoen ! Urvoen ! fais vite et ne t’arrête pas ! Tarde davantage, tu me perdras ! » Ces paroles bouleversèrent si fort le chevalier qu’à plusieurs reprises il supplia Perceval de le laisser partir. Tout étonné de cette insistance, Perceval lui demanda de s’en expliquer. « Ah ! seigneur chevalier ! s’écria Urvoen, au nom de Dieu, je t’en supplie, laisse-moi aller ! » Et comme Perceval, encore sous le choc de la malédiction, demeurait coi, Urvoen profita de sa distraction pour se précipiter vers son cheval. Et déjà il sautait en selle quand Perceval le retint par un pan de son haubert. « Chevalier ! tu ne m’échapperas pas si facilement ! » s’écria-t-il. Les yeux agrandis d’épouvante, Urvoen le conjura une nouvelle fois de le laisser partir, ajoutant que s’il devait rester là plus longtemps, il se tuerait. La voix se fit alors plus pressante encore : « Urvoen, hâte-toi ! sinon, tu m’auras définitivement perdue ! »
Or le chevalier fut saisi d’une telle douleur en s’entendant menacer de la sorte qu’il tomba évanoui au sol. Quant à Perceval, il comprenait de moins en moins ce qui se passait et demeurait pétrifié, quand, subitement, il se vit entouré d’une foule d’oiseaux si drue que le ciel en semblait entièrement rempli. Et il n’avait jamais vu non plus d’oiseaux si noirs ni acharnés, car tous se précipitaient sur lui et, en tournoyant, tentaient de lui crever les yeux. Il en était tout abasourdi quand le chevalier, revenant à lui, découvrit la scène et, bondissant aussitôt sur ses pieds, se mit à rire aux éclats en manifestant une joie extrême. « Que je sois maudit si je ne viens à votre aide ! » s’écria-t-il. Il saisit son bouclier et, l’épée à la main, se précipita sur Perceval qui, rendu furieux par ce nouvel assaut, lui
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