Hasdrubal, les bûchers de Mégara
chose qu’il n’aurait pu supporter. Rien ne put le faire changer
d’avis, pas même la réponse faite par les Pères conscrits à nos délégués. Quand
ils eurent été introduits dans l’enceinte de la curia Hostilia, Marcius
Censorinus leur dit d’un ton n’admettant aucune réplique : « Puisque
vous avez pris cette sage résolution, le Sénat vous laisse votre liberté, vos
lois et vos territoires. Toutefois, aucune de ces choses ne vous sera accordée
si vous n’envoyez à Lilybée, avant un mois, trois cents otages pris dans les
premières familles de votre République et si vous refusez de vous soumettre aux
consuls. »
Quand ils
firent connaître cette exigence au Conseil des Cent Quatre, les membres de
celui-ci ne purent dissimuler leur indignation et leur désespoir. Ils savaient
qu’ils devraient désigner leurs propres enfants comme otages et cette
perspective leur était intolérable. Depuis des lustres, ils s’étaient servis de
leur haute position pour accumuler de formidables richesses et bénéficier de
divers privilèges. Pétris d’égoïsme, ils avaient perdu, pour la plupart, le
sens du bien public et se montraient avares de leur argent quand les caisses de
l’État étaient vides. Ils préféraient alors accabler le peuple de nouveaux
impôts plutôt que de contribuer aux dépenses avec leurs deniers. Ils
s’estimaient au-dessus des lois. Cette fois-ci, ils étaient pris au piège. Ils
ne pourraient acheter de remplaçants pour leurs enfants comme certains l’avaient
fait jadis lors des sacrifices humains offerts à Baal Moloch en certaines
circonstances dramatiques. Ils devraient livrer le sang de leur sang et la
chair de leur chair sans savoir s’ils reverraient un jour leur progéniture.
Dans les
riches demeures de Mégara, l’on entendit des mères hurler de désespoir, se
lacérer le visage de leurs ongles et maudire le sort qui les avait fait naître
dans des familles aristocratiques. Certains sénateurs tentèrent même de
démissionner de leurs charges dans l’espoir qu’ils ne seraient plus comptés
parmi les plus illustres citoyens de notre cité. Ces efforts furent inutiles.
Hannon le Rab avait fait dresser la liste des otages. Je dois reconnaître qu’il
fit preuve en la matière d’une grande équité. Ainsi, il exempta de cet impôt du
sang Azerbaal, Itherbaal et moi-même, afin de ne pas être accusé de se venger
de nous. Par contre, il fit inscrire sur la liste ses propres enfants,
petits-enfants, neveux et nièces, soit en tout une trentaine de personnes, un
dixième de l’effectif réclamé. Un matin, des détachements de soldats se
présentèrent aux portes des palais pour réclamer la fine fleur de notre
jeunesse. Ils opérèrent rapidement, demeurant insensibles aux supplications des
pères et des mères et aux sommes d’argent colossales qui leur étaient offertes
pour acheter leur clémence. Enlevés à leurs parents, les captifs furent
conduits jusqu’au cothôn, suivis de leurs parents en pleurs. Dans les rues, la
foule s’était massée pour regarder passer le cortège. Notre plèbe, je le sais,
haïssait ces aristocrates carthaginois cupides et orgueilleux qui s’étaient
toujours montrés impitoyables envers elle, condamnant à la prison et à
l’esclavage ceux qui ne pouvaient s’acquitter de leurs impôts. Mais, cette
fois, la prostituée la plus avilie ou le portefaix le plus misérable ne pouvait
s’empêcher de verser des larmes en voyant ces trois cents jeunes gens et jeunes
filles marcher, l’air grave, vers le port militaire où les attendaient les
trirèmes qui les conduiraient à Lilybée. Le peuple savait d’instinct que leur
sacrifice serait inutile. Les Romains, dès qu’ils auraient pris possession de
ce misérable troupeau, formuleraient de nouvelles exigences encore plus
impitoyables, sachant que les parents des prisonniers accéderaient à leurs requêtes
monstrueuses afin de sauver leurs enfants. Mais viendrait un jour où les Fils
de la Louve décréteraient que notre cité devrait être rayée de la surface de la
terre, nous obligeant à nous battre jusqu’au dernier pour sauver notre patrie.
Les otages seraient alors exécutés, sans avoir eu la consolation de pouvoir
revoir et embrasser les leurs avant que le bourreau ne les fasse passer de vie
à trépas. C’est pourquoi toute la ville s’associait en cette journée à la
douleur des parents.
Les faits
donnèrent raison à ce sinistre pressentiment.
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