Haute-Ville, Basse-Ville
fouille appliquée : une pipe au long tuyau avec un tout petit fourneau, quelques boules d'opium, un bougeoir avec une chandelle à demi consumée. Ces produits étaient interdits. La consommation d'opium s'associait dans l'esprit de Gagnon à toute une collection d'actions dépravées. Tout de même, Trudel n'offrait aux regards aucun des signes de dégénérescence physique et morale caractéristiques de plusieurs drogués. Pas encore, du moins.
L'enquêteur ouvrit la porte au fond du corridor, découvrit une toilette à peu près propre, équipée comme celle d'en bas. Trudel limitait les dégâts causés par ses invités à certaines pièces et en gardait d'autres impeccables. Sans doute passait-il là des jours bien tranquilles, en dehors des beuveries.
Quant à la dernière pièce, elle contenait un lit branlant et un matelas crevé. Un grand panier d'osier recevait le linge sale en attendant les jours de lessive. Le policier le vida sur le lit et le remplit de nouveau en examinant chacune des pièces de vêtement ou de linge. Des draps et des taies d'oreillers couverts de vomissures séchées le forçaient à plisser le nez. Les chemises, les pantalons ou les sous-vêtements n'étaient pas plus propres. L'homme cherchait du sang, et n'en trouvait pas. Une ou deux taches brunâtres rappelaient bien du sang séché, mais si Blanche était morte exsangue, cela voulait dire une véritable mare. La pièce où le meurtre avait eu lieu, de même que les vêtements de l'assassin, devaient en être imprégnés.
Le panier retourna à sa place. Dans toutes les pièces visitées, aucune trace d'un meurtre cruel ne subsistait. Il n'avait pas vu non plus les bas ou les souliers de la jeune fille, ni de chaussures ou de vêtements féminins. L'endroit servait de repaire à des hommes. Aucune femme n'aurait pu tolérer la saleté de certaines pièces, pas plus que la plupart des représentants du sexe fort. Chacun de ces jeunes gens habitait une maison soigneusement entretenue par des domestiques. Excepté Trudel, qui paraissait y trouver parfois un refuge tranquille, ces garçons ne devaient pas voir souvent cette maison complètement à jeun.
De retour au rez-de-chaussée, l'homme se tint un long moment devant la fenêtre ouverte. Avec une équipe de policiers aguerris, habitués à tout passer au peigne fin, la demeure livrerait peut-être des secrets. Avant d'en arriver là, il lui faudrait des arguments en béton armé : aucun juge ne voudrait signer un mandat de perquisition de la maison du fils d'un ministre sans que les présomptions quant à la culpabilité du jeune homme ne soient très bien fondées. Par acquit de conscience, l'enquêteur refit le tour du rez-de-chaussée: le séjour répugnant, la toilette, la petite pièce de travail, la cuisine. Il ouvrit encore quelques placards, regarda une autre fois dans la glacière. Une grosse caisse permettait d'entreposer la provision de bois de chauffage. Elle était presque vide. Le poêle était un gros Bélanger avec le feu à un bout, le four au milieu et un réservoir à l'autre bout pour faire chauffer de l'eau. Un chauffe-plat horizontal, sur le dessus, dominait l'appareil. Celui-ci comme le four étaient vides, l'eau croupissait dans le réservoir.
Le feu était éteint depuis des semaines. Dans la cendre, Gagnon aperçut des débris de tissu qui n'avaient pas brûlé. Il reconnaissait une ganse à demi consumée. Cela lui rappela les multiples épaisseurs de toile composant la ceinture d'un pantalon. Le vêtement était gris. Avec un petit morceau de bois, le policier fouilla la cendre. Il découvrit encore des boutons de braguette faits de cuivre. D'autres aussi, qui pouvaient venir d'un veston.
« Pourquoi brûler des vêtements, surtout en plein été ? »
Le son de sa propre voix dans la grande maison vide le fit sursauter.
«Parce que des taches de sang, cela peut amener les domestiques ou les employés d'une buanderie à se poser des questions », se répondit-il aussitôt.
Aucun de ces beaux messieurs n'avait jamais lavé lui-même une pièce de vêtement.
Une nouvelle certitude s'empara de lui. Si Blanche Girard n'avait pas été tuée dans cette maison, c'est ici que l'on avait détruit des vêtements tachés de sang.
Gagnon avait replacé le morceau de tissu dans le poêle: on le trouverait là au moment de la perquisition. Il sortit par la fenêtre, la ferma soigneusement, l'essuya avec la manche de son veston pour effacer les empreintes,
Weitere Kostenlose Bücher