Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
criminel du don de sa parole. Dans notre mode d’existence
actuel, le corps est si étroitement uni avec l’âme, qu’il est de notre intérêt
de jouit avec innocence et avec modération des plaisirs que peut goûter ce
fidèle compagnon. Nos dévots prédécesseurs raisonnaient bien
différemment : aspirant orgueilleusement à la perfection des anges, ils
dédaignaient ou affectaient de dédaigner toute espèce de délices terrestres et
corporelles [1438] .
Nos sens servent à la vérité, les uns à notre conservation, les autres à notre
subsistance ; et il en est qui nous ont été donnés pour nous
instruire : il était donc impossible d’en condamner l’usage ; mais
l’abus commençait avec la première sensation du plaisir. Le candidat qui
aspirait au ciel, se dépouillant de toute sensibilité, apprenait non seulement
à résister aux attraits grossiers du goût et de l’odorat, mais encore à fermer
l’oreille à la profane harmonie des sons, et à contempler avec indifférence,
les productions les plus achevées de l’industrie humaine. Des habits élégants,
de superbes maisons, des meubles magnifiques, étaient supposés réunir le double
crime de l’orgueil et de la sensualité. Un extérieur simple, un air mortifié,
convenait mieux au fidèle, qui certain de ses péchés, doutait de son salut. En
condamnant le luxe, les pères sont extrêmement minutieux, et entrent dans les
plus petits détails [1439] .
Parmi les divers articles qui excitent leur pieuse indignation, on peut compter
les faux cheveux, les habits de toute espèce de couleur, excepté le blanc, les
instruments de musique, les vases d’or et d’argent, les oreillers de duvet (puisque
Jacob reposa sa tête sur une pierre), du pain blanc, des vins étrangers, les
salutations publiques, l’usage des bains chauds, et celui de se faire la barbe,
pratique, qui, selon l’expression de Tertullien, est un mensonge contre notre
propre face, et une tentative impie pour perfectionner les ouvrages du Créateur [1440] . Lorsque le
christianisme s’introduisit dans le monde opulent et élégant, l’observation de
ces lois singulières fut laissée, comme elle le serait à présent, à un petit nombre
de gens qui ambitionnaient une sainteté supérieure. C’est un mérite facile
autant qu’agréable pour les derniers rangs de la société, que de mépriser la
pompe et les plaisirs placés par la fortune au-dessus de leur portée. La vertu
des premiers chrétiens, semblable à celle des premiers citoyens de la
république romaine, fut très souvent gardée par leur pauvreté et leur
ignorance.
La chaste sévérité des pères, dans tout ce qui avait rapport
au commerce des deux sexes, venait du même principe, de leur horreur pour
toutes les voluptés qui pouvaient satisfaire les appétits sensuels de l’homme
et dégrader sa nature spirituelle. Ils aimaient à croire que, si Adam eût
persévéré dans son obéissance au Créateur, il aurait toujours vécu dans un état
de pureté virginale, et qu’alors quelque mode de végétation, exempt d’impureté,
aurait peuplé le paradis d’êtres innocents et immortels [1441] . L’usage du
mariage fut permis, après sa chute, à sa postérité, seulement comme un
expédient nécessaire pour perpétuer l’espèce humaine, et comme un frein,
toutefois imparfait, contre la licence naturelle de nos désirs. L’embarras des
casuistes orthodoxes sur ce sujet intéressant décèle la perplexité d’un
législateur qui ne voudrait point approuver une institution qu’il est forcé de
tolérer [1442] .
L’énumération de lois bizarres et minutieuses dont ils avaient entouré le lit
nuptial, arracherait un sourire au jeune époux, et ferait rougir la vierge
modeste. Ils prétendaient unanimement qu’un premier engagement suffisait à
remplir toutes les fins de la nature et de la société. Le lien sensuel du
mariage, épuré par la ressemblance qu’on y voulait trouver avec l’union
mystique de Jésus-Christ et de son Église, fut déclaré ne pouvoir être dissous
ni par le divorce ni par la mort. Un second mariage fut flétri du nom
d’adultère légal [1443] ,
et les chrétiens coupables d’une offense si scandaleuse contre la pureté
évangélique, furent bientôt exclus des bonheurs et même des aumônes de
l’Église. Dès que le désir eût été interprété comme un crime, et le mariage
toléré comme une faiblesse, selon les mêmes principes, le célibat dut
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