Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
ôtaient tout espoir de s’échapper ; mais le Maure
rebelle, après avoir banni par l’ivresse la crainte de la mort, évita le
triomphe insultant des Romains en s’étranglant pendant la nuit. Son cadavre, le
seul présent qu’Igniazen pût faire au général, fut jeté négligemment sur un
chameau, et Théodose reconduisit ses troupes victorieuses à Sitifi, où le reste
de son armée le reçut avec des acclamations de joie et d’affection [2966] .
Les vices de Romanus avaient fait perdre l’Afrique, les
vertus de Théodose la rendirent aux Romains ; et la conduite que la cour
impériale tint avec ces deux généraux peut servir de leçon en satisfaisant la
curiosité. En arrivant en Afrique, Théodose suspendit l’autorité du comte
Romanus ; celui-ci fût mis, jusqu’à la fin de la guerre, sous une garde sûre
mais traité avec distinction. On avait les preuves les plus incontestables de
ses crimes, et le public attendait avec impatience qu’on le livrât à la
sévérité de la justice ; mais la puissante protection de Mellobaudes l’enhardit
à récuser ses juges légitimes, à solliciter des délais répétés qui lui
donnèrent le temps de se procurer une foule de témoins favorables et à couvrir
enfin ses anciens crimes, en y ajoutant les crimes nouveaux de la fraude et de
l’imposture. A peu près dans le même temps, on trancha ignominieusement, à
Carthage, la tête du libérateur de la Bretagne et de l’Afrique, sur le vague
soupçon que son nom et ses services le plaçaient au-dessus du rang d’un sujet.
Valentinien n’existait plus et on peut imputer aux ministres qui abusaient de
l’inexpérience de ses fils, la mort de Théodose et l’impunité de Romanus [2967] .
Si Ammien eût heureusement employé son exactitude
géographique à décrire les exploits de Théodose dans l’Afrique, nous aurions
détaillé avec satisfaction toutes les circonstances particulières de sa marche
et de ses victoires ; mais la fastidieuse énumération des tribus inconnues de
l’Afrique peut se réduire à la remarque générale, qu’elles étaient toutes de la
race noire des Maures, qu’elles habitaient, sur les derrières des provinces de
Numidie et de Mauritanie, le pays que les Arabes ont nommé depuis la patrie des
dattiers et des sauterelles [2968] ,
et que, comme la puissance des Romains déclinait en Afrique, les bornés des
pays cultivés et civilisés s’y resserraient dans la même proportion. Au-delà
des limites des Maures, le vaste désert du sud s’étend à plus de mille milles
jusqu’aux bords du Niger. Les anciens, qui connaissaient très imparfaitement la
grande péninsule d’Afrique, ont été quelquefois disposés à croire que la zone
torride n’était point susceptible d’être habitée par des hommes [2969] ; d’autres fois
ils la peuplaient, au gré de leur imagination, d’hommes sans tête ou plutôt de
monstres [2970] ,
de satyres, avec des cornes et des pieds fourchus [2971] ; de centaures [2972] et de pygmées
humains qui, pleins de courage, faisaient aux grues une guerre dangereuse [2973] . Carthage
aurait tremblé, si un bruit étrange était venu lui apprendre que le pays coupé
par l’équateur recélait des deux côtés une multitude de nations qui ne
différaient que par la couleur de la figure ordinaire des hommes ; et les
Romains ; dans leur anxiété, auraient cru voir le moment où aux essaims des
Barbares sortis du Nord viendraient se joindre, du fond du Midi, d’autres
essaims de Barbares aussi cruels et aussi redoutables. Une connaissance plus
particulière du génie de leurs ennemis d’Afrique aurait sans doute anéanti ces
vaines terreurs. On ne doit, à ce qu’il me semble, attribuer l’inaction des
nègres ni à leurs vertus, ni à leur pusillanimité. Ils se livrent, comme tous
les hommes, à leurs passions et à leurs appétits, et les tribus voisines se
font fréquemment la guerre [2974] .
Mais leur ignorance grossière n’a jamais inventé d’armes réellement propres à
l’attaque ou à la défense. Ils paraissent également incapables de former un
plan vaste de conquête ou de gouvernement, et les nations des zones tempérées
abusent cruellement de l’infériorité reconnue de leurs facultés
intellectuelles. On embarque annuellement sur la côte de Guinée soixante mille
noirs, qui ne reviennent jamais dans leur patrie. On les charge de chaînes [2975] , et cette
émigration continuelle qui dans le cours de deux siècles aurait
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