Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
regardait comme la colonne de l’État, le rusé Barbare formait
secrètement le projet de monter sur le trône de l’Occident ou de le renverser.
Les Francs, ses compatriotes, occupaient tous les postes importants dans
l’armée ; les créatures d’Arbogaste obtenaient tous les honneurs et tous les
emplois du gouvernement civil. Le progrès de la conspiration éloignait tous les
sujets fidèles de la présence du jeune empereur ; et Valentinien, sans pouvoir
et sans moyen de communication avec qui que ce fut, se trouva insensiblement
resserré dans une étroite et dangereuse captivité [3241] . L’indignation
qu’il en fit paraître n’était peut-être que le résultat de l’imprudente
vivacité de la jeunesse ; il est permis cependant de l’attribuer, au noble
courage d’un prince qui se sentait digne de régner. II engagea secrètement
l’archevêque de Milan à entreprendre le rôle de médiateur, et le prit pour
garant de sa sincérité en même temps que de sa sûreté. Il parvint à faire
instruire l’empereur de l’Orient de sa situation humiliante. Valentinien
déclarait à Théodose, que s’il ne pouvait pas marcher promptement è son
secours, il serait forcé d’essayer de fuir de son palais, ou plutôt de sa
prison de Vienne dans la Gaule, où il avait imprudemment fixé sa résidence au
milieu d’une faction ennemie ; mais, dans l’attente de secours éloignés et
douteux, l’empereur recevait chaque jour d’Arbogaste quelque provocation
nouvelle. Le monarque irrité, mais dépourvu de conseil et d’appui, résolut trop
précipitamment de rompre avec un puissant rival. Il reçut Arbogaste assis sur
son trône ; et au moment où le général s’en approchait avec quelque apparence
de respect, Valentinien lui remit un papier par lequel il lui annonçait la
perte de tous ses emplois. Mon autorité , répondit l’audacieux Arbogaste,
avec un sang-froid insultant, ne dépend ni de la faveur ni de la disgrâce
d’un monarque . Et il jeta dédaigneusement le papier à terre. Valentinien,
indigné, saisit l’épée d’un de ses gardes, qu’il s’efforça de tirer du
fourreau, et ce ne fut pas sans quelque violence qu’on parvint à l’empêcher de
s’en servir contre un ennemi ou contre lui-même. Peu de jours après cette
querelle extraordinaire, qui attestait sa faiblesse autant que sa colère, on
trouva l’infortuné Valentinien étranglé dans son appartement (15 mai 392).
Arbogaste prit quelques précautions pour se laver d’un crime qui était si
manifestement le sien, et persuader que la mort du prince était l’effet de son
propre désespoir [3242] .
On conduisit le corps de l’empereur avec la pompe ordinaire dams le sépulcre de
Milan, et l’archevêque prononça une oraison funèbre, dans laquelle il déplora
ses malheurs, et fit l’éloge de ses vertus [3243] .
Dans cette occasion, saint Ambroise dérogea singulièrement, sans doute par
humanité, à son système de théologie, et tâcha de calmer la douleur des deux
sœurs de Valentinien, en leur affirmant que le pieux empereur serait admis sans
difficulté dans le séjour de la béatitude éternelle, quoiqu’il n’eût pas reçu
le sacrement de baptême [3244] .
Arbogaste avait préparé avec prudence le succès de ses
desseins ambitieux ; et les habitants des provinces, en qui se trouvait éteint
tout sentiment de patriotisme et de fidélité, attendaient avec résignation le
maître inconnu qu’il plairait à un Franc de placer sur le trône impérial.
Quelques préjugés d’orgueil semblaient encore s’opposer à l’élévation
d’Arbogaste, et le judicieux Barbare consentit à régner sous le nom d’un Romain
obscur. Il revêtit de la pourpre Eugène, professeur de rhétorique [3245] , qui, de la
place de son secrétaire, était passé à celle de maître des offices. Le comte
avait toujours été satisfait de l’attachement et de l’habileté d’Eugène dans le
cours de ses services publics et particuliers. Le peuple estimait son
érudition, son éloquence et la pureté de ses mœurs ; la répugnance avec
laquelle il consentit à monter sur le trône, peut donner une opinion
avantageuse de sa vertu et de sa modération. Les ambassadeurs du nouveau
souverain partirent immédiatement pour la cour de Théodose, et lui
communiquèrent, avec l’apparence de la douleur, la mort funeste de l’empereur
Valentinien. Sans prononcer le nom d’Arbogaste, ils sollicitèrent le monarque
de l’Orient de
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