Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
autorité dont on ne pouvait le dépouiller sans courir les risques d’une
guerre civile. Durant ces douze années, les provinces de l’Afrique gémirent
sous la puissance d’un tyran qui semblait réunir l’indifférence d’un étranger
au ressentiment particulier, suite des factions civiles. L’usage du poison
remplaçait souvent les formes de la loi ; et lorsque les convives tremblants
que Gildon invitait à sa table osaient annoncer leur crainte, ce soupçon
insolent excitait sa fureur, et les ministres de la mort accouraient à sa voix.
Gildon se livrait alternativement à son avarice et à sa lubricité [3389] , et si ses
jours étaient l’effroi des riches, ses nuits n’étaient pas moins fatales au
repos et à l’honneur des pères et des maris. Les plus belles de leurs femmes et
de leurs filles, après avoir rassasié les désirs du tyran, étaient abandonnées
à la brutalité d’une troupe féroce de Barbares et d’assassins pris parmi les
races noires et basanées que nourrissait le désert, et regardés par Gildon
comme les uniques soutiens de son trône. Durant la guerre civile entre Eugène
et Théodose, le comte, ou plutôt le souverain de l’Afrique, conserva une
neutralité hautaine et suspecte, refusa également aux deux partis tout secours
de troupes et de vaisseaux, attendit les décisions de la fortune, et réserva
pour le vainqueur ses vaines protestations de fidélité. De telles protestations
n’auraient pas suffi au possesseur de l’empire romain ; mais Théodose mourut.
La faiblesse et la discorde de ses fils confirmèrent la puissance du Maure, qui
daigna prouver sa modération en s’abstenant de prendre le diadème, et en
continuant de fournir à Rome le tribut ou plutôt le subside ordinaire de
grains. Dans tous les partages de l’empire, les cinq provinces de l’Afrique
avaient toujours appartenu à l’Occident, et Gildon avait consenti à gouverner
ce vaste pays au nom d’Honorius ; mais la connaissance qu’il avait du caractère
et des desseins de Stilichon, l’engagea bientôt à adresser son hommage à un
souverain plus faible et plus éloigné. Les ministres d’Arcadius embrassèrent la
cause d’un rebelle perfide ; et l’espérance illusoire d’ajouter les nombreuses
villes de l’Afrique à l’empire de l’Orient, les engagea dans une entreprise
injuste qu’ils n’étaient point en état de soutenir par les armes [3390] .
Stilichon, après avoir fait une réponse ferme et décisive
aux prétentions de la cour de Byzance, accusa solennellement le tyran de
l’Afrique devant le tribunal qui jugeait précédemment les rois et les nations
du monde entier ; l’image de la république, oubliée depuis longtemps, reparut
sous le règne d’Honorius. L’empereur présenta au sénat un détail long et
circonstancié des plaintes des provinces et des crimes de Gildon, et requit les
membres de cette vénérable assemblée de prononcer la sentence du rebelle. Leur
suffrage unanime le déclara ennemi de la république, et le décret du sénat
consacra, par une sanction légitime, les armes des Romains [3391] . Un peuple qui
se souvenait encore que ses ancêtres avaient été les maîtres du monde, aurait
sans doute applaudi avec un sentiment d’orgueil à cette représentation de ses
anciens privilèges, s’il n’eût pas été accoutumé depuis longtemps à préférer
une subsistance assurée à des visions passagères de grandeur et de liberté ;
cette subsistance dépendait des moissons de l’Afrique, et il était évident que
le signal de la guerre serait aussi celui de la famine. Le préfet Symmaque, qui
présidait aux délibérations du sénat, fit observer au ministre qu’aussitôt que
le Maure vindicatif aurait défendu l’exportation des grains, la tranquillité et
peut-être la sûreté de la capitale seraient menacées des fureurs d’une
multitude turbulente et affamée [3392] .
La prudence de Stilichon conçut et exécuta sans délai le moyen le plus propre à
tranquilliser le peuple de Rome. Il fit acheter dans les provinces intérieures
de la Gaule une grande quantité de grains, auxquels on fit descendre le cours
rapide du Rhône, et une navigation facile les conduisit du Rhône dans le Tibre.
Durant toute la guerre d’Afrique, les greniers de Rome furent toujours pleins ;
sa dignité fut délivrée d’une dépendance humiliante [3393] , et le
spectacle d’une heureuse abondance dissipa l’inquiétude de ses
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