Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
de l ’ unité absolue de la vertu, sa conception de l ’ enseignement moral, qui supprime la parénétique, et enfin sa critique de la théorie stoïcienne des préférables.
Il n ’ y a qu ’ une seule vertu, c ’ est la science (ε̉πιστήμη) des choses bonnes et mauvaises. Quand on nomme des vertus diverses, tempérance, prudence, courage, justice, on ne parle en réalité que d ’ une seule et même vertu, mais qui se fait jour en des circonstances différentes, tempérance lorsqu ’ il s ’ agit de choisir les biens et d ’ éviter les maux, prudence lorsqu ’ il s ’ agit de faire le bien et de s ’ abstenir du mal, courage, lorsqu ’ il s ’ agit d ’ oser, justice lorsqu ’ il s ’ agit de distribuer à chacun selon son mérite. Mais, à qui possède la vertu, ces quatre espèces de circonstances ne demandent pas chacune une connaissance ou un effort nouveaux. C ’ est la même vertu qui agit sous des rapports distincts. La vertu est comme la vue qui, selon les circonstances, est vue des choses blanches ou vue des choses noires, tout en restant une et identique. Quel est le sens exact de cette théorie ? Elle est liée, semble-t-il, d ’ une manière étroite aux deux autres points indiques [526] .
Un heureux hasard a voulu que Sénèque, dans une de p.376 ses Lettres à Lucilius (94) ait indiqué avec détail les raisons pour lesquelles Ariston ne voulait pas de la parénétique, c ’ est-à-dire de cette morale indéfiniment fragmentée qui traite successivement des devoirs de l ’ époux, du père, du magistrat, etc., en donnant en chaque cas des conseils et des prescriptions. On sait quelle place cette sorte de morale pratique a eue dès le début de l ’ école stoïcienne ; elle sera, plus tard, à certains moments, presque tout le stoïcisme. En elle, Ariston voit d ’ abord le danger de ce morcellement de la vie morale, danger qui l ’ avait amené à affirmer l ’ unité de la vertu ; c ’ est un travail sans limite, puisque les cas d ’ espèces sont innombrables ; ce ne peut donc être le fait de la sagesse qui est, par définition, achevée et limitée ; et Ariston voit mal le philosophe entrer dans tous les détails, donner des prescriptions différentes à celui qui se marie, selon qu ’ il épouse une jeune fille, une veuve, une femme sans dot. Une telle pratique est d ’ ailleurs inutile ; le disciple qui reçoit les conseils est en effet comme un aveugle dont on guide chaque pas ; ne vaut-il pas mieux lui ouvrir les yeux pour qu ’ il puisse se guider lui-même ? Or c ’ est précisément le rôle des principes philosophiques. Les conseils au reste ne pourraient avoir d ’ action efficace que grâce à ces principes qui les rendent précisément inutiles ; car un conseil ne sera écouté que si l ’ on en donne la raison ; or cette raison est dans un principe philosophique général, tel que celui de la justice ; dès que l ’ on est imbu de ce principe général, le conseil devient inutile.
La pensée d ’ Ariston met en présence deux manières très différentes de concevoir la pédagogie morale : sa critique part de ce principe, que les conseils, ne concernant que la manière d ’ agir, sont incapables de transformer l ’ âme et de la libérer du mal et des opinions fausses ; pareil effet ne peut être obtenu que par des principes philosophiques agissant pour ainsi dire d ’ un coup. D ’ une part une morale qui vise à guider la conduite, d ’ autre part une morale qui veut modifier la disposition p.377 intérieure ; il est clair que c ’ est de ce côté que vont non seulement la morale d ’ Ariston, mais toutes celles que nous venons d ’ examiner : par plus qu ’ Ariston, Bion ou Pyrrhon ne donnent de conseils pratiques ; on ne voit plus chez eux de morale pareille à celle d ’ Aristote qui décrivait dans leur détail les diverses manières de vivre des hommes. Mais les Stoïciens avaient essayé de concilier les deux méthodes, et ils avaient laissé la parénétique à côté de la science des principes. Ariston se montre plus intransigeant.
Il faut bien voir la contre-partie de cette intransigeance en même temps que les raisons profondes de l ’ opportunisme des Stoïciens. Ce soin exclusif des choses de l ’ âme, qui n ’ est pas équilibré par des règles d ’ action précises, n ’ est en effet qu ’ une des formes de son adiaphorie ; ces règles d ’ action, les Stoïciens n
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